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Louis Poirier selon l'état-civil, Julien Gracq a vécu sa petite enfance dans un village des bords de Loire près d'Angers ; sa famille l'a envoyé suivre à Nantes les classes du secondaire, sept ans durant, comme interne, dans les années 1920. Sa connaissance de Nantes se réduisait aux sorties du dimanche quand sa tante venait le chercher au lycée, aux sorties du jeudi encadrées par les pions. Il côtoyait des fils d'instituteurs de la région. C'était une vie apparentée à celle des casernes. Dans les couloirs, il croisait les élèves des classes préparatoires, issus, eux de l'aristocratie bretonne désargentée, ou de la riche bourgeoisie d'affaires locale, mais ne fréquentait pas ces milieux. Son horizon quotidien se heurtait aux sifflets des locomotives de la gare toute proche, et aux masses de verdure des magnolias du Jardin des Plantes, de l'autre côté de la rue Stanislas Baudry qui borde la cour du lycée.

 

Le bac en poche, l'adolescent est allé continuer ses études à Paris. Qu'il ait entrepris d'écrire ce portrait de Nantes où il ne vivait plus depuis des lustres a donc de quoi étonner. En fait Julien Gracq revint brièvement à Nantes pour enseigner, après son succès à l'agrégation d'histoire et géographie en 1934. Ce livre confronte les souvenirs lointains du collégien à une nouvelle expérience de la ville, vécue en pointillés entre 1970 et 1985, quand le professeur devenu grand écrivain avait quitté Paris pour sa maison natale en Anjou.

 

Bien que le titre vienne de quelques mots empruntés à Baudelaire, — « la forme d'une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel » — on peut tenir l'organisation formelle comme essentielle. Un point focal : le lycée, dédié à Clemenceau durant la scolarité de l'auteur. Des axes de découverte : l'axe ferroviaire est-ouest ; l'axe routier nord-sud menant aux ponts sur la Loire. Et des radiales, reprises des sorties encadrées des internes les jeudis ou les dimanches loin des familles. La base de la découverte ainsi remémorée, l'auteur l'enrichit des impressions du vivant quartier Graslin, autour du théâtre, avec le café Molière où fréquenta Stendhal, tout un pôle opposé à la cathédrale sans flèche, au château des Ducs et au Musée des Beaux-Arts qu'il ignore ; ou bien il cherche à se souvenir de l'atmosphère urbaine des années vingt, du moins de certains jours de sorties, au temps des torpédos et des fardiers.

« Nantes fut d'abord pour moi, et pendant longtemps, aux vacances d'été une simple étape sur le chemin de la mer. Le train qui traversait alors le cœur de la ville en longeant le bord d'un bras de la Loire, à la vitesse à peu près d'un train de péniches, en s'arrêtant aux gares de Nantes-Orléans, de la Bourse, et de Chantenay, s'il rendait la circulation malaisée, donnait en revanche au curieux, attiré à la fenêtre de son wagon par le vacarme de la rue et du quai, une impression d'intimité peu commune : ici la ville […] s'ouvrait en deux brusquement devant le voyageur... »

Mais c'est en piéton surtout que Julien Gracq se souvient avoir parcouru Nantes. Plus rarement en tramway jaune portant blason de la ville — Favet Neptunus Eunti — et une fois en vaporetto sur l'Erdre : ainsi conserve-t-il « le souvenir ébloui » d'un « premier trajet en tramway » effectué avec son père jusqu'aux bureaux « d'une usine encroûtée de suie » puis à la fabrique du « Savon des Princes du Congo ». L'industrie était alors dans la ville. La Manufacture des tabacs, proche du lycée, cernée de rues aux noms exotiques : Manille, Maryland, La Havane. La biscuiterie Lefebvre-Utile et le pont transbordeur — « enjambement incongru d' hydronecte » — reliant les chantiers navals au quai de la Fosse étaient les icônes de la ville... Mais le jeune homme ne voyait pas le monde ouvrier, sinon les dimanches et fêtes. Les jours de carnaval créaient chez le jeune garçon une excitation particulière, « un trouble puissant », avec le spectacle des filles déguisées, portant loup, perruque, « jambes gainées de soie noire, que chaussaient des bottillons à hauts talons, lacés sur le cou-de-pied ». Telle était « la magie de la provocation féminine ». En ce temps-là les marins fréquentaient les bordels du port, rue des Trois-Matelots. Aujourd'hui le port est un musée et un parc d'attractions : Gracq ne l'a pas connu.

 

Revenu à Nantes un demi-siècle après ses années d'internat, le romancier réagit souvent en historien ou en géographe ; il s'étonne que la ville ait tant changé. Quelque peu témoin des grands travaux de voirie entrepris quand il était en terminale, il remarque une ville qui a maîtrisé son fleuve et sa rivière, qui est en train de perdre ses usines, et qui connaît une extension dévorante d'espaces ruraux dans sa périphérie. Les quartiers excentrés de sa jeunesse ne sont plus les confins de la ville. Trente ans après la publication de “La forme d'une ville” la chose est encore plus vraie, tant l'étalement urbain s'est accéléré en direction de la Bretagne et de la Vendée. De Bretagne émigraient les ouvriers des usines et les bonnes des maisons bourgeoises. La métropole, ni bretonne ni vendéenne, reste pour Gracq historien et géographe un monde en soi, « un implant », tourné par son port vers le large et peu soucieux de ses campagnes. La ville « s'est constituée en insurrection contre elles, contre leurs valeurs traditionnelles et leurs vertus sédentaires ».

 

Mais c'est plus souvent en littéraire qu'il relit la ville, marchant dans les pas de Jules Verne du côté de la Loire et dans ceux d'André Breton du côté du parc de Procé. « La cité est peuplée, encore aujourd'hui, pour moi, non de lieux célèbres, mais d'endroits où j'aime me tenir, parfois (tant le présent et le passé se mêlent confusément dans le sentiment que j'ai de Nantes) matériellement, parfois en souvenir. » On ne cherchera donc pas ici une sorte de “Guide Bleu”, pas un inventaire patrimonial des églises ou des hôtels des négriers, mais une géographie intime et sentimentale, un parcours au cœur d'univers successivement vécus et rêvés par un adolescent d'autrefois, dans l'écriture somptueuse de l'écrivain au pinacle de sa réputation.

 

Julien Gracq. La forme d'une ville. Corti, 1985, 213 pages.

 

 

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