Un historien contemporain révèle dans un livre de souvenirs quelques secrets de son itinéraire, de sa carrière et de sa vie privée. Le fait n'est pas fréquent : autant en profiter ; les historiens parlent des autres, plutôt que d'eux-mêmes même si on parle toujours un peu de soi quand on écrit.
Ce qui frappe dans ce livre de Paul Veyne, historien non-conformiste situé sur une orbite distante de l’École des Annales et de la Nouvelle Histoire, mais très hostile à la tradition marxiste dominante du milieu du XX° siècle quand il entra dans le métier, c'est son regard décalé, son regard de biais sur les choses. Et alors que la production historique d'aujourd'hui est de plus en plus marquée par les courants américains (global history, subaltern studies...) il est surprenant de voir qu'il n'en dit pas un mot, même pas une allusion. Sans doute son côté “free lance”.
Plus qu'un historien Paul Veyne est par essence un latiniste doublé d'un moraliste. L'agrégation qu'il passa n'est pas celle d'histoire mais de lettres classiques (1955) ; le maître qu'il se reconnaît n'est pas un Marc Bloch ou un Fernand Braudel, mais Pierre Boyancé. Le goût de la culture latine remonte à l'enfance avec la découverte de quelque fragment de poterie antique puis de quelque monnaie romaine trouvée après le lessivage du sol par une violente averse. Ce goût de la romanité, vite axé sur les inscriptions latines, et amplifié par l’École française de Rome (1955-57), s'est étendu à toute l'Italie, celle de la peinture et de l'humanisme. Il s'est aussi étendu aux auteurs latins — à eux tous — dans le vertige de les lire et relire tous avant d'entrer au Collège de France (1975-1998) suite à la campagne de Raymond Aron pour lui créer une chaire, d'Histoire de Rome bien sûr. Cette passion de la latinité s'arrête spécialement à la connaissance des poètes latins, chez qui il est l'un des premiers à souligner ouvertement leurs penchants homosexuels que les universitaires évitaient d'explorer. (Mais Veyne ne condamne pas, il prend le point de vue relativiste qu'il partage avec Michel Foucault, ami et chercheur estimé, tous deux normaliens puis membres du Collège de France). La poésie latine a marqué Paul Veyne au-delà de la sphère des connaissances ; il note la facilité avec laquelle il retient des strophes, et cette mémoire du rythme des mots l'amène à devenir un grand admirateur de René Char, son presque voisin en Provence. C'est ce fil conducteur de la poésie que je voulais noter. Il amena ainsi Paul Veyne à participer à des récitals consacrés à René Char en compagnie de Michel Piccoli, et plus récemment à traduire l'Énéide de Virgile.
Et en même temps la vie de Paul Veyne s'inscrit dans le siècle des guerres mondiales, du génocide, de la décolonisation. Trop jeune pour avoir résisté en Provence à l'occupation allemande, il s'interroge sur la capacité qu'il aurait eu à résister. La Libération est advenue trop tard pour qu'il s'engage, lui qui est né en 1930. Alors il a joué à l'engagement après la chute du nazisme. Normalien, il a pris la carte du PCF, un peu par mimétisme, tout en ayant une connaissance négative du communisme soviétique, dès la lecture du Zéro et l'infini d'Arthur Koestler publié en 1945. La guerre d'Algérie venue, le voici “porteur de valise”. À la lecture de ses souvenirs, on ne voit guère se prolonger ce thème de l'engagement : la tragédie est finie. Mai 68 est juste une comédie. Il n'y aura pas de Paul Veyne voué à la politique sous la V° République. Contrairement à ce que l'on aurait pu penser au fil des premiers chapitres, l'intérêt majeur du livre n'était donc pas à chercher du côté de Veyne témoin de son temps. Quant aux considérations sur sa vie privée, marquée par des tragédies, et parfois exposées sans beaucoup de pudeur, je n'estime pas nécessaire d'y revenir ici.
• Paul Veyne. Et dans l'éternité je ne m'ennuierai pas. Albin Michel, 2014, 259 pages.
Bibliographie. Pour ses articles publiés dans les revues d'histoire, voir ici.