Avec ce titre en clin d'œil à l'essai d'André Malraux, l'auteure, chercheur à Sciences Po, dresse de la Chine de 2013 un bilan critique qui est publié dans une collection qui interroge les « idées reçues ». Structurée autour de trois axes : « nos imaginaires », « un Etat fort », « une puissance fragile ? », l'étude est pleinement conforme aux standards de la science politique et complétée par un lexique (pinyin + idéogrammes) et une bibliographie utile et à jour dont la singularité mérite d'être soulignée : toutes les références sont des titres en français.
« Les jugements superficiels et pourtant définitifs sur la Chine abondent et se retrouvent dans tous les domaines » écrit S. Balme. Aussi sa démarche consiste-t-elle à partir de ces idées fausses, faussées ou simplistes pour aborder la Chine d'aujourd'hui. Celle-ci est héritière d'une vieille civilisation marquée par le confucianisme et par une écriture propre qui forme barrière avec le reste du monde plus que ne l'a fait la Grande Muraille, héritière d'une puissance qui fut n°1 jusqu'à la “grande divergence” (Kenneth Pomeranz) du XIXe siècle, quand la puissance chinoise s'effrita et sombra, héritière enfin des révolutions du XXe siècle qui l'ont momentanément conduite au chaos. Or la Chine, depuis une trentaine d'années a accompli une nouvelle “longue marche” qui va lui rendre son rang ancestral mais avec de nouvelles caractéristiques, encore incertaines.
Le livre de Stéphanie Balme est passionnant d'un bout à l'autre, mais certains points marquent mieux cette incertitude. Formée à la science politique, l'auteure s'intéresse particulièrement à des questions constitutionnelles et juridiques et au rayonnement du pays. Avec une constitution qui n'est fondée ni sur la “polis” grecque ni sur l'héritage des “lumières”, la Chine peut-elle évoluer vers quelque chose de plus démocratique ? L'auteur explique que la Chine de 2013 n'est pas une dictature totalitaire, qu'elle n'est pas figée, qu'elle évolue même si la censure sévit toujours contre les dissidents et les blogueurs radicaux. Une demande forte émane de la population, pour plus de respect du droit par l'administration, de telle manière que le Parti ne peut pas prendre le risque de l'ignorer, sauf à perdre sa légitimité déjà écornée par la montée de la corruption et des inégalités. Mais le corps social a formidablement changé : au temps de Mao, c'était un pays rural à 80 % qu'il fallait sortir du passé, aujourd'hui que les Chinois sont majoritairement urbanisés leurs attentes ne sont plus seulement celles du temps où certains tel Wei Jingsheng ajoutaient aux « quatre modernisations » promises par Deng Xiaoping une cinquième, la démocratie. L'attente de développement durable des citadins des métropoles passe aussi par l'essor des énergies propres —la Chine devient un champion du solaire et de l'éolien—, la sécurité alimentaire, l'alimentation en eau potable, le traitement des déchets, la lutte contre la pollution atmosphérique, etc, et pas obligatoirement par la question de l'information et des droits de l'homme. L'auteure nous éclaire parfaitement sur l'évolution de l'institution judiciaire (y compris la question de la peine de mort qui semble en recul). Mais on aimerait en savoir plus sur l'enseignement dont bénéficient les Chinois d'aujourd'hui, par exemple sur l'apprentissage de l'anglais (et autres langues étrangères) à même d'accompagner la modernisation/mondialisation du pays.
La place de la Chine dans le monde a changé de manière spectaculaire ; au pays qui cherchait dès Bandung (1955) à servir de leader au Tiers Monde a succédé une puissance économique, technique, scientifique et culturelle. Les investissements étrangers n'empêchent pas du tout les tensions d'exister avec certains pays. « En Asie, la volonté de puissance de Pékin, arc-bouté sur des contentieux territoriaux hérités du passé, est aujourd'hui réelle ». La Chine est le premier partenaire commercial du Japon mais la mémoire des affrontements passés reste vive (entretenue par l'école?); la tension persiste pour contester la souveraineté sur les îles et les mers et l'on peut craindre de graves débordements de nationalisme et de xénophobie que soulignent des démonstrations de force militaire (le livre est assez discret sur ce point). Les relations avec les États-Unis sont susceptibles de se tendre à propos de questions économiques comme le déséquilibre de la balance commerciale et la sous-évaluation du yuan et de trois sujets tabous : Taiwan, Tibet et droits de l'homme. Ses voisins asiatiques mis à part, Pékin s'en tient au principe de non-ingérence : « Dans le reste du monde, y compris en Afrique, la Chine n'a pas pleinement révélé ses intentions, sans doute parce qu'elles sont indécises… » Souvent ce sont les orientations commerciales et les investissements chinois à l'étranger qui sont alors plus parlants, comme l'achat d'immenses domaines agricoles (pas traité dans ce livre). La Sibérie riche de bois de minerais et d'espaces cultivables ne susciterait-elle donc pas de convoitises ? La Chine est visiblement — et surtout ?— désireuse d'assurer ses approvisionnements (vivres, pétrole, minerais…) et de sécuriser les routes maritimes qui les empruntent. Il faudrait le dire plus nettement. Quant au « soft power », les Instituts Confucius y pourvoient de plus en plus…
Au total, un livre accessible et très utile, principalement sur le pouvoir chinois, et à des degrés divers sur les relations de la Chine avec le vaste monde. Certainement l'une des lectures les plus recommandables parmi les publications récentes en français sur l'Empire du milieu. À lire en priorité.
• Stéphanie BALME : La Tentation de la Chine. Nouvelles idées reçues sur un pays en mutation. Le Cavalier bleu, 2013, 318 pages.