Le propos est éclairant : la dyslexie, dysfonctionnement cognitif qui entrave l'enfant dans ses apprentissages, affecte-t-elle vraiment de plus en plus d'écoliers aujourd'hui? Non, selon S. Garcia : on fait passer pour une "maladie" un "handicap" des difficultés de maîtrise de la lecture qui tiennent, dans la plupart des cas, aux méthodes utilisées par les professeurs des écoles. Depuis 1970 les réformes des linguistes et des cognitivistes ont dévalorisé le déchiffrage et la syllabisation, jugés obsolètes et "de droite", pour leur substituer l'immersion dans les "vrais textes" qui permettrait à l'enfant d'élaborer de lui-même sa perception du sens. En classe on délaisse l'oralisation —les sons ne mènent plus à l'identification des syllabes—, comme la combinatoire. Ce sont désormais les orthophonistes qui s'en chargent, les enseignants se réservant l'émergence de la signification. On stigmatise ainsi de plus en plus d'écoliers comme handicapés alors qu'aucune enquête ne permet de le démontrer. Mais ce repérage rassure les parents : l'enfant étant médicalement pris en charge, ils sont dispensés de l'accompagner au quotidien dans son effort de lecture et sa "maladie" leur fournit un argument pour influencer son orientation; les professeurs des écoles s'en trouvent dégagés de toute responsabilité pédagogique.
Comme l'a montré Bourdieu il y a quarante ans, l'école génère de plus en plus d'inégalités qui s'ajoutent aux différences de capital culturel familial. La "gauche pédagogique" a importé des théories savantes sans rapport avec les réelles difficultés des élèves et imposé une nouvelle pédagogie fonctionnelle nuisible au développement cognitif de nombreux écoliers. En médicalisant les difficultés de lecture, "on transforme les inégalités de capital culturel en handicap" plutôt que de reconnaître que ces nouvelles méthodes défavorisent les élèves de milieu culturel désavantagé. En outre l'accroissement de l'offre de remédiation scolaire incite les enseignants à externaliser les difficultés de leurs élèves. L'auteur recense le plus grand nombre d'enfants catalogués "dyslexiques" dans les classes populaires qui font confiance aux instituteurs et dans les classes moyennes qui privilégient les loisirs et l' épanouissement de l'enfant. Celui-ci se vit alors différent, "handicapé", suit un parcours de plusieurs années, bénéficie d'aménagements de son temps scolaire et si malgré cette aide il ne progresse pas cet élève en souffrance s'en culpabilise!
Bien des professeurs des écoles font face à ce dilemme : suivre les normes de leurs formateurs et multiplier les cas d'écoliers "handicapés", ou conserver les anciennes méthodes et affronter leurs inspecteurs. Toutefois les enquêtes attestent que la plupart d'entre eux, selon leur expérience personnelle, prennent des libertés avec ces normes et diversifient leurs pratiques. Les enquêtes confirment aussi le rôle essentiel des dispositions éducatives parentales, de la prise en charge familiale dans la réussite de l'enfant. En revanche, la psychologisation des difficultés des élèves et l'attentisme des enseignants pour qui la maîtrise de la lecture prend au moins deux ans en retardent le processus sans que les écoliers soient des handicapés pour autant! Sandrine Garcia y insiste : "les inégalités sociales face à l'école sont d'abord des inégalités d'acquisition", le mal à lire n'est en rien une fatalité!
• Sandrine GARCIA. À l'école des dyslexiques. Naturaliser ou combattre l'échec scolaire. - La Découverte, 2013, 309 pages.
Chroniqué par Kate.