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Une Rolls pleine de tracts de Trotski, une Bugatti fonçant dans la jungle ! "Bouddha vivant" est à la fois un conte bouddhique et un Tour du Monde des années 1920.

Un royaume imaginaire d'Asie du Sud : le Karastra, long comme l'Italie et qui « forme une jungle si continue qu'un singe peut le parcourir de branche en branche, sans toucher terre ». Y règne le roi Indra dans des palais sans vitres. Le prince héritier Jâli est le personnage principal de ce roman à la fois asiatique et mondialisé. Jâli recrute un chauffeur blanc et zélé mécanicien pour sa Bugatti blanche. Étouffant à la cour, le prince décide de partir voir le monde et son chauffeur devenu son ami l'accompagne. En avion, ils se rendent à Saigon pour embarquer sur un paquebot à destination de Marseille. Dans les cent premières pages le lecteur croit que c'est cet aventurier, ce Renaud d'Ecouen, dit Cohen, qui est le héros du roman. Mais le jeune normand meurt à Londres tandis que le prince Jâli se dépouille de ses richesses –ses colliers de perles pour une prostituée !– et fait un tel scandale que l'ambassadeur du royaume s'éloigne momentanément des réceptions. Mauvais orateur, Jâli prêche sans succès à Hyde Park et découvre qu'il y a des pauvres en Occident aussi. Il quitte bientôt la fière capitale britannique : « d'où se déroule autour du globe ce ruban de papier ininterrompu qu'est le chèque anglais…» et tente sa chance à Paris où il retrouve des jeunes Américains en vacances. Parmi eux il y a Rosemary qui –on le devine assez vite– tombe amoureuse du beau prince, surtout quand il s'habille en bonze, disciple itinérant de Bouddha, mendiant pour vivre, dans l'Ouest parisien. Que le lecteur se rassure, le voyage du futur roi ne s'arrêtera pas en Europe... Son destin est sur un trône, en Asie.

Morand fait habilement découvrir le bouddhisme à travers le prince Jâli tout en jonglant avec des clichés qui opposent Orient et Occident. Jâli a connu la révélation. « Le Bouddha ! D'un coup, il a résolu les problèmes spirituels comme les questions sociales […] Il était pour l'homme de la rue, bien avant qu'il y eût des rues. Il tenait tête aux puritains et aux rois ? Pacifiste avant vos quakers, avant votre Société des Nations. Et quand Wilson est mort, dites-moi, a-t-il eu droit, lui à six tremblements de terre ? » Le prince Jâli s'est métamorphosé en Éveillé après avoir sauvé un renard « chassé à courre non loin de Cambridge » – scandale dans la presse. À Paris aussi, le Bouddha vivant se heurte à l'incompréhension : des mondaines attendent du prince exotique « des nouveautés érotiques » et l'enseignement du Kamasutra. Il leur parle dépouillement, détachement du monde, renoncement... « Commencez par éviter le désir comme la tête d'un serpent ». Rosemary alias « Miracle de Douceur » suit quelque temps le bouddha mendiant puis rentre aux States chez son père fortuné et responsable du KKK.

L'aventure de Jâli dans l'Amérique blanche et raciste de 1925 serait pleine d'amertume s'il n'avait pas depuis longtemps largué passion et amour-propre et ne s'était « affranchi de toute colère ». Les bons hôtels sont complets, à ce qu'ils disent. « Rosemary s'était avoué qu'elle appréhendait de se montrer en public avec un homme de couleur. C'était une terreur venant du plus profond de sa race. Si les yeux bridés de Jâli, son teinte de bronze, son nez plat, le faisaient prendre pour un Chinois ? Un Chinois aux Etats-Unis c'est presque un nègre ! » Rendez-vous avec elle dans un restaurant chic de Manhattan : « ces dames à la table d'en face font remarquer que ce n'est pas ici la place d'un Chinois, d'un monsieur d'Asie...». Comme il était d'usage courant avant 1945, Morand interprète le monde par le concept de race plutôt que de civilisations. « Les conflits de races seront les véritables crimes passionnels du XXe siècle » prophétise-t-il. « Puisque ces Blancs n'ont pas su comprendre, qu'ils aient donc affaire à la nouvelle Asie ! » Telle est l'idée de Jâli, qui admire aussi Gandhi.

On ne sait si le prince deviendra un bon roi, un roi normal, mais il a découvert le monde avant de devenir souverain. Il a compris que l'Occident a des faiblesses cachées derrière les symboles de sa puissance matérielle, éphémère. Quant à l'écriture de Morand, si inventive, c'est un plaisir sans cesse renouvelé. Lire Morand ça fait du bien ; il ne renvoie pas du tout à une France rabougrie, repliée sur elle-même et craintive de l'étranger comme les médias de 2013 veulent nous persuader qu'elle est devenue. Alors qu'attendez-vous ?

 

• Paul Morand : Bouddha vivant. Grasset, 1927. 242 pages. Réédition en « Cahiers Rouges ».

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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