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Quatre générations d'une famille de boulangers juifs de Palestine défilent sous la plume méticuleuse que Meir Shalev prête à Esaü, le narrateur. Ce dernier se penche sur son histoire familiale quand, à la demande de son frère Jacob, il rentre au pays pour s'occuper de leur vieux père, quittant pour la deuxième fois le pays où il vivait exilé depuis 1947. « Jacob et moi avons grandi et suivi chacun notre route. Lui, si je résume brièvement, a épousé la femme qui m'était destinée, a hérité la boulangerie que mon père me destinait, a procréé trois enfants et a perdu son aîné. Moi, je suis parti pour les Etats-Unis, je ne me suis pas marié, je n'ai pas eu d'enfants et n'en ai pas perdu. C'est en vérité toute l'histoire. Mais je te demande d'excuser ma propension à faire des citations :“On bénira toujours le détail“. » Mais il rédige ces souvenirs à l'intention d'une lectrice qui… n'est pas nommée !

 

• Le mythe fondateur de cette famille a une date précise. 12 juillet 1927, par la porte de Jaffa une carriole quittait Jérusalem tirée par Sarah « une grande femme blonde large d'épaules et belle » avec sur le siège du cocher les jumeaux de quatre ans — Esaü et Jacob — tandis que « dans la voiture, ligoté et bâillonné était couché leur père, le mitron Abraham Levi… » Sarah installa son ménage auprès de son père et de ses oncles qui édifièrent en premier le four de la boulangerie. Celle-ci est constamment en activité, notamment pour fabriquer les “halot“, les pains du shabbat, sauf durant la période de Pessah, quand le four est éteint.

Ce mariage avec Sarah n'a pas plu à la mère d'Abraham, car son clan était en Palestine depuis quinze générations : « Somos Abravanel ». Entendons qu'ils sont sépharades, venus d'une Espagne qui les chassa jadis en croyant se faire toute chrétienne, c'est pourquoi des mots en espagnol ou ladino ponctuent encore les propos du boulanger ! Quel caractère cette Sarah : « C'était une fille simple, une gardeuse d'oies qui ne savait ni lire ni écrire…» ; elle conserve un franc-parler, un accent slave et un hébreu approximatif et Abraham se moque d'elle. Une voisine lui apprend les plantes pour raviver la libido d'Abraham trop obnubilé par son four à pain : « Djémila et Maman cueillaient des fleurs sur les pentes, car les camomilles n'avaient pas été efficaces et Djémila avait proposé d'autres solutions : des narcisses pour renforcer l'amour qui faiblit, des mandragores pour exciter la passion qui s'éteint, des pétales d'azerole pour apaiser les désirs pour une autre, et des boutons d'asphodèles pour concentrer la fidélité qui se désagrège » . Sa nièce Romi — en qui Esaü retrouve la femme qui s'est détournée de lui et la mère qui l'a élevé — amuse la galerie en reprenant les formules tordues de la Russe : « Tu attentionnes à toi, je suis tatare !»

 

• Le roman réunit beaucoup d'autres personnages et fourmille d'événements souvent tragiques qui marquent les corps de plusieurs personnages : Jacob a perdu un doigt dans la boulangerie, Léa a coupé sa longue natte, Siméon boite et sa mère Tia Doudoutch a été défigurée lors des massacres de 1929. Yehiel le bibliothécaire est tué pendant la guerre d'Indépendance. Plus tard, Benjamin — fils aîné de Jacob —  est tué durant la guerre de Kippour ; sous le choc sa mère Léa devient à tout jamais somnolente. De Benjamin il ne reste que la trace d'une main dans le ciment d'un seuil de porte. Mais le cocasse ou le comique n'est jamais loin du tragique. En 1941 ou 1942, alors qu'on redoutait l'invasion nazie, un avion italien bombarda Tel-Aviv et s'écrasa près du village des Levi... parce que le pilote a perdu son cap en récitant, halluciné, le nom de sa femme Antonella. Un voisin a mis à jour une mosaïque hellénistique qui provoque des zizanies parce qu'elle représente une femme nue ; plus tard, le jeune Siméon dont le cerveau n'est pas le muscle principal  vole la mosaïque et la transforme en puzzle qu'il offre à Romi. Le même voisin est frappé par un tuyau d'arrosage, il tombe, se blesse à la tête et perd la syntaxe...  Tia Doudoutch veut allaiter tous les nouveaux-nés de la famille tandis que Chénous-à-Paris donne la mesure de l'élégance avec son salon de coiffure.

 

• Cette saga nous offre bien plus que l'histoire à la fois triste et désopilante d'une famille si improbable qu'elle pourrait bien être vraie ! Il y a ribambelle de thèmes secondaires : ainsi la circoncision, la photographie, la micrographie, pour ne garder que quelques exemples – sans compter les allusions littéraires.

Un duc allemand en visite à Jérusalem à la fin du XIXe siècle suivi de son photographe personnel s'est retrouvé avoir le prépuce tatoué si bien qu'un vieux circonciseur alsacien dut l'opérer : des Gitanes l'avaient enivré de vin Mariani... et je passe pudiquement sur tout ce qu'elles lui firent. Ce duc Anton avait croisé en Palestine un groupe de pèlerins venus d'Astrakhan sous la direction de Mikhaël Nazarov « un riche paysan pravoslave ». Mais ce Mikhaël et les siens s'étant convertis, sa circoncision est évoquée à plusieurs reprises. Plus tard, bien après la mort du Tatar, naquit un autre Mikhaël, son troisième arrière-petit-fils, issu de sa fille Sarah et de son gendre Abraham Levi le boulanger, de leur fils Jacob et de sa femme Léa — d'où la dernière circoncision.

La photographie tisse un autre fil conducteur. « Apprenti du premier des photographes arméniens, le célèbre moine Esaü, qui avait laissé derrière lui la collection de daguerréotypes bien connue du mont Sion » : voici le photographe Dadurian qui vend des photos coquines et à qui on demande celles de « la Juive blonde ». Romi, enfin, se fait reporter photographe de la vie de son père qu'elle “shoote” jour après jour dans son travail comme dans son intimité. Une exposition de ses photographies est prévue à Tel-Aviv et une carrière professionnelle l'attend.

Quant à la micrographie, elle donne le secret du titre. Dans un récit enchâssé le lecteur découvre cet art qui fait la réputation d'un certain Salomo. « Quand Salomo écrivit le Pentateuque sur cinq œufs d'oie, les adversaires dirent qu'il n'y avait rien écrit... » Le rabbi Altman examina les œufs d'oie sous les puissantes lentilles du microscope d'une clinique... et au bout de six heures rendit son verdict : « la Torah —y compris le “shewa“ obscur au dessus du “tav“ de “banaï ouvnei vanav ito“ dans la Genèse, et les petits points au-dessus du baiser d'Esaü à Jacob et au-dessous de “Veaharon“ dans Nombres 3— était transcrite tout entière sur les coquilles, aucune fioriture ne manquait. »

 

• Détails, fioritures ! Mais j'avoue que des notes en bas de pages plus nombreuses et plus consistantes ne seraient pas un mal, tout le monde n'étant pas expert en hébreu et en culture juive autant que Yehiel le bibliothécaire du village qui avait fait son aliyah en venant de New York. C'est à lui que le narrateur doit son intérêt pour la littérature, D.H. Thoreau et Mark Twain notamment. Il écrit désormais des livres sur le pain... À cause de tous ces détails, il me reste l'impression tenace d'avoir à peine effleuré cette œuvre incroyablement dense, et de devoir recommencer mon commentaire. De même que la Torah est indéfiniment commentée.

 

• Meir SHALEV : Le baiser d'Esaü. Traduit de l'hébreu par Arlette Pierrot. Albin Michel,1993, 412 pages. [Edition israélienne originale : 1991].

 

Tag(s) : #ISRAEL et MONDE JUIF
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