Si les croisades ont fait l'objet d'une multitude d'ouvrages, l'histoire des récriminations contre les croisades en général, ou contre tel de leur aspect, est moins répandue : aucune synthèse en français avant ce travail du médiéviste de l'université de Poitiers. D'où son intérêt remarquable.
• L'ouvrage n'est pas thématique, l'auteur préférant étudier l'évolution de l'« opinion publique » entre la prédication de la 1ère croisade, qui s'empara de Jérusalem, et les échecs de celles du XIIIe siècle. Les hommes d'Eglise considérant quasi unanimement que la croisade constituait une « guerre juste », ce sont les exactions de 1096 contre les Juifs –en Rhénanie notamment– qui provoquèrent les premières critiques, suivies par la réprobation, d'Albert d'Aix entre autres, devant « le carnage stupéfiant et sanglant de sarrasins » lors de l'assaut contre Jérusalem en 1099. Les oppositions à la croisade prirent des formes assez nombreuses, surtout après 1200, en raison du détournement de la IVè croisade contre Constantinople, de l'hostilité des papes contre Frédéric II et ses successeurs, de la croisade contre les Cathares, du coût des croisades considéré de point de vue financier aussi bien que moral, mais d'une meilleure connaissance de l'Islam.
• La Reconquista n'est pas traitée dans cet essai mais il y est fait souvent allusion. « La reconquête de la péninsule ibérique n'obéit pas tout à fait à la même idéologie que la croisade en Orient » note l'auteur. « Elle se veut, avant tout, une restauration du royaume wisigothique injustement détruit par les Arabes et les Berbères, qu'il est licite d'expulser des terres qu'ils ont usurpées. Les médiévistes reconnaissent, toutefois, des similitudes entre la campagne de Barbastro [une cité aragonaise reprise en 1064] et l'expédition prêchée en 1095, ne serait-ce que par les bienfaits spirituels accordés dans les deux cas aux belligérants chrétiens.» Se croiser est en effet le plus sûr moyen d'effacer ses péchés. Mais tuer pour délivrer le saint sépulcre, c'est quand même tuer.
• Sur la question de fond, de la guerre contraire au commandement « Tu ne tueras point », et particulièrement du port et de l'usage des armes par des hommes d'Eglise, la réponse de Pierre Damien (1007-1072) était négative. L'essor de l'Ordre des Templiers rendra le débat plus vif encore. Les défaites militaires seront mises sur le compte de leur inefficacité et de la mésentente des Croisés : reprise de Jérusalem par le sultan d'Egypte en 1244 et chute d'Acre en 1291. L'attitude des légats pontificaux qui se prennent pour des chefs de guerre donne aussi matière à critiques, en 1248 par exemple. Mais ce qui fait le plus réagir, c'est l'intervention du pape lui-même lorsque sa préoccupation de Jérusalem passe au second plan, et qu'il se fait chef des guerres qu'il déchaîne contre d'autres chrétiens. [voir R.I. Moore, Hérétiques]. La prédication de la croisade se détourne alors des Sarrasins pour s'en prendre aux Cathares et aux Vaudois d'une part et d'autre part aux Impériaux du parti gibelin. L'excommunication de Frédéric II au moment où libère pacifiquement Jérusalem tend à placer au centre des critiques une papauté qui prolonge inlassablement sa vendetta sur les Hohenstaufen. Mais le scandale le plus fort est resté celui qu'a déclenché l'assaut contre Constantinople en 1204. Comment les Croisés ont-ils pu se laisser manœuvrer à ce point par le doge Dandolo et les intérêts de Venise ? Il est vrai qu'en Occident on a souvent mauvaise opinion des Byzantins, comme aussi des Poulains de Terre Sainte et d'une manière générale des Levantins.
• Moins connues sont les critiques venant d'Angleterre ou de France quand en 1149 Louis VII rentre en France sans avoir remporté la moindre victoire dans une opération financée par « la première taxe de croisade connue ». Cet impôt a été aussi fort reproché au roi Henri II par plusieurs clercs du cercle de Thomas Becket. En Allemagne aussi des voix s'élèvent pour dénoncer l'âpreté du recouvrement de la « dîme sarrasine » et le trafic d'indulgences au moment où le pape ne pense plus à délivrer Jérusalem mais à la guerre en Italie. On se croit presque deux siècles et demi plus tard quand la Réforme naît de la dénonciation des indulgences, non certes pour lever des Croisés, mais bâtir la Rome de la Renaissance. L'anticléricalisme se développe aussi.
• Outre l'utilisation de chroniques émanant de diverses abbayes, Martin Aurell s'appuie sur une riche matière historique : les « sirventés », œuvres des troubadours et jongleurs de langue d'oc, présentent un intérêt tout particulier. Leurs textes se font peut-être mieux l'écho d'une « opinion publique » critique que ceux écrits au fond des monastères. On découvre aussi l'intérêt des chroniqueurs catalans comme Ramon Muntaner (1265-1336) tous critiques de l'action pontificale et défenseurs des rois d'Aragon. L'auteur fait aussi la part belle à l'influence des franciscains ; ne préconisent-ils pas les missions plutôt que les expéditions militaires, quitte à y trouver aussi la mort en martyr ?
• Entre 1100 et 1300, le regard sur l'islam a changé. En fin de période, l'islam est mieux connu ; il n'est plus jugé polythéiste comme au temps d'Urbain II. Une « Notice sur Mahomet » est même composée par le dominicain Guillaume de Tripoli en 1271 alors que Louis IX a piteusement échoué devant Tunis. Roger Bacon préconise l'apprentissage des langues pour développer l'évangélisation. « En 1276, peu après le concile de Lyon II, Raimond Lulle joue de toute son influence pour obtenir du roi de Majorque Jacques II (1276-1311) et du pape Jean XXI (1276-1277) la création d'une école de langues orientales dans les Baléares, au monastère de Miramar, où étudient treize franciscains.»
• Quand Dante Alighieri écrit la « Divine Comédie » il place Boniface VIII en Enfer... Certains chrétiens de France ou d'Italie pensent alors que les succès de l'islam en Orient sont le signe qu'approche la fin des temps : l'Apocalypse et la Parousie sont en vue. En fait, vous avez encore le temps de lire ce livre exceptionnel pour aller à la rencontre d'une culture si exotique : celle des XIIe et XIIIe siècles.
• Martin AURELL : Des chrétiens contre les croisades. XII-XIIIe siècle. Fayard, 2013, 407 pages.