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Notre perception des nuages se limite souvent à la météorologie : annonciateurs de pluie, on ne les apprécie guère. Pourtant les nuages ont longtemps symbolisé, dans la peinture, la rêverie ou le voyage de l'esprit. Ils inspirent autant la mélancolie devant l'impermanence du monde qu'un sentiment de joie face à leur légèreté et à leurs métamorphoses. 

Les nuages constituent une masse ténue en interférence avec la lumière. Symboliques, ils manifestent diversement, selon leur opacité et leur couleur, blanc ou bleu, les vérités de l'âme, l'imagination, le rêve ; gris, les humeurs sombres, les frustrations ; noir, le désespoir, la violence, les sombres pensées. Réalistes, les nuages accompagnent les paysagistes du Siècle d'Or hollandais comme les plainairistes du XIX ou les Ambulants russes qu'inspire l'expérience quotidienne.

Mais commençons par un inclassable, presque un étranger dans son époque : le Gréco auteur de La Vue de Tolède . Il permet de poser la question de la représentation des nuages : réaliste ou symbolique.

 

Le Greco (1541-1614). Vue de Tolède. 1596-1600. Metropolitan Museum of Art, New York. Domenikos Theotokopoulos n'est pas connu pour ses très rares paysages. Celui-ci est un hommage à Tolède où il vécut jusqu'à sa mort en 1614. Le "vert vénéneux" (selon P. Claudel) renforce,  par l'effet du contre-jour, ces nuages oppressants  d'un temps orageux digne de l'expressionnisme. 

Les représentations réalistes et symboliques des nuages se retrouvent à toutes les époques; l'artiste peut aussi les associer dans son oeuvre.  Le parcours qui est proposé ici commence avec la peinture religieuse des XVI et XVII° siècles, se poursuit avec les paysagistes hollandais du Siècle d'or, les Romantiques, les paysagistes du XIX° s, avant de constater l'abandon du motif des nuages dans  l'art contemporain .

 

Des nuages dans la peinture religieuse

 

Michelangelo Buonarotti dit Michel Ange (1475-1564). La Création d'Adam. 1508-1512. Chapelle Sixtine, Vatican, Rome. - On ne pouvait ignorer la célébrissime fresque du Vatican. L'étrange brun de la nuée céleste de Michel-Ange tranche avec d'autres représentations des nuages de la peinture religieuse du temps, mais se retrouvera dans les nuées de l'Annonciation de Zurbaran au siècle suivant.

Aux XVIe et XVIIe siècles, les nuages sont suggérés : bandes, traits, nuée ; ils servent à rendre sensibles la transcendance, l'évocation de Dieu, l'élévation d'un saint. En même temps, avec la révolution naturaliste, on use de l'huile plus que de la fresque car elle capte mieux la vérité optique des nuages.

 

Hieronymus van Aken dit Jérôme Bosch (vers 1450-1516). Le chariot de foin. 1501-02, Musée du Prado, Madrid. - En haut de la partie centrale d'un tryptique, un Christ de douleur observe avec tristesse, depuis son trône, nuage illuminé d'or , l' humanité déchue obnubilée par ses vices. 

 

Le nuage symbolise la frontière entre les mondes supérieur et inférieur, qui voile la présence immuable de Dieu. À son ascension Jésus s'éleva dans les nuages ; à la fin des temps le Christ apparaîtra sur des nuages ; dans la Bible, Dieu couvre de son nuage les fils d'Israël en route vers la Terre Promise.
 

Giovanni Bellini (1430-1516). Vierge en gloire avec des saints. 1510-1515. - Avec Bellini, les  nuages en « catalogue » où jouent des angelots symbolisent bien la frontière entre l'inframonde humain et l'immensité de l'espace divin.

 

Tiziano Vecellio dit Le Titien (1488-1576). Assomption de la Vierge, 1515-18, Basilica dei Frari, Venise. - Les nuées grises proches des hommes contrastent avec les nuées dorées du Paradis que la Vierge est en train de rejoindre. Le nuage a une triple fonction : illusionniste à la base terrestre, nuée divine dans la partie céleste isolant les dieux des hommes, et charnière entre les deux mondes.

 

Francisco de Zurbaran (1598-1664), Immaculée Conception, c.1630. Musée du Prado. Dans cette version — car le peintre sévillan en réalisa d'autres — le manteau bleu de la Vierge contraste avec le mousseux doré des nuages. 

 

Lorenzo Lotto (1480-1556). Annonciation de Recanati, 1528, Museo Civico Villa Colloredo Mels, Province de Macerata. - Cette Annonciation et la suivante s'opposent par les couleurs des nuées célestes ! 

 

Francisco de Zurbaran. Annonciation. La couleur brune de ces nuées compactes rappelle celle du nuage où trône Dieu dans la Chapelle Sixtine. Ces nuages terreux s'opposent à la clarté lointaine d'où jaillit la Colombe.

 

Plus rationnel, dans le classicisme français du XVIIe siècle le type de ciel est subordonné à l'atmosphère :

Philippe de Champaigne (1602-1674): Crucifixion.1655, Musée du Louvre. Le ciel sombre à l'arrière-plan du calvaire traduit l'horreur de la mort. 

 

Des peintres comme des météorologues

 

Dans la Hollande calviniste apparaît le paysage autonome. Selon les historiens, puisque le calvinisme prive les peintres des commandes religieuses, il se développe en Flandre une peinture descriptive qui influencera ultérieurement les artistes anglais et français. Avec les natures mortes, les vanités, les marines et les portraits bourgeois c'est un aspect du Siècle d'Or

 

Johannes Vermeer (1632-1675). Vue de Delft (1660-61).  Rijksmuseum, Amsterdam. - Les nuages caractéristiques d'une météo perturbée, typique du climat océanique, n'empêchent pas la ville de se mirer dans le canal. Mais les nuages ne s'y reflètent pas !

 

Jan van Goyen (1596-1656). Estuaire avec des voiliers. 1655, Mauritshuis, La Haye. Ce ciel chargé fait s'effacer les couleurs. Il y a du clapot sur la mer, souffle une bonne brise. Van Goyen aurait été le premier ou l'un des premiers à organiser sa marine de manière à ce que le ciel occupe les trois-quarts de la toile. 

 

Aelbert Cuyp (1620-1691). La Meuse à Dordrecht. c.1650. The National Gallery of Art, Washington. - La proportion eau/ciel du tableau précédent est ici fortement augmentée : le point de vue est ramené presque au niveau de la surface de la Meuse. Un soleil déjà bas sur l'horizon fait resplendir l'amas des nuages.

 

Jacob van Ruisdael (1628-1682). Vue de Harlem. c. 1670. Kunsthaus, Zurich.- Ce ciel de traîne encore chargé de pluie semble prêt à ensevelir les fragiles construction humaines.

 

Jacob van Ruisdael. Vue d'Amsterdam, de la rivière Amstel et de Hogesluis. c.1675. Fitzwilliam museum, Cambridge. (Hogesluis est le nom du pont au centre de l'image aujourd'hui remplacé par un pont à bascule). Le volume de nuages de ce tableau rappelle le précédent.

 

Jacob van Ruisdael. Le Moulin de Wijk près de Duurstede. c.1670. Rijksmuseum, Amsterdam. - De lourdes nuées réduisent la luminosité à quelques taches fragiles comme les trois femmes guettant leurs maris et marins ; ces nuages figurent le destin qui régit l'existence humaine.

 

Jacob van Ruisdael. Paysage d'hiver. 1670. Musée Thyssen Bornemisza, Madrid. 

 

 

Pieter van Santvoort (1604-1635). Paysage avec un chemin et une ferme. 1625. Gemäldegalerie, Berlin.- On peut remarquer la dynamique originale du tableau : le chemin en pleine lumière, celle d'une éclaircie, que bordent les arbres et la ferme dans l'ombre et les nuages sont seulement en toile de fond. 

 

Jacob van Ruisdael. Wheat fields. c.1670. Metropolitan, New York. - Ici encore Ruisdael préfère les nuées pondéreuses aux nuages mousseux. On croirait discerner dans la plus proche une tête de mort qui surveille d'en haut les humains. 

 

 

Philips Koninck (1619-1688). Paysage avec une route près d'une rivière, 1665. National Gallery, Londres. - La platitude infinie du paysage aux tonalités sombre contraste avec les nuages vaporeux, dynamiques, symboles de liberté.

 

On a parfois écrit que dans l'Europe catholique le regard sur la nature change à partir du désastre de Lisbonne : on porte plus attention aux aléas naturels : ciel et nuages traduisent malaise et crainte devant les forces en présence (orage, naufrage).

         Joseph Vernet (1714-1789). Le Naufrage. 1759. Musée Groeninge, Bruges. - Les nuages accentuent à l'extrême l'atmosphère dramatique de la scène, en contrastant avec l'explosion de lumière à l'horizon : un espoir de vivre que brisera le naufrage.

 

Mais en ce  même siècle des Lumières on découvre également des compositions calmes comme en construit Canaletto, le grand védutiste du XVIIIe siècle :

 

Giovanni Antonio Canal dit Canaletto (1697-1768). La Tamise et la ville de Londres depuis Richmond House. 1747. 

 

Simon-Mathurin Lantara (1729-1778). L'esprit de Dieu planant sur les eaux. 1752. Musée de Grenoble. - Au dessus de ces deux nuées telles des ailes, l'éblouissante lumière dorée, manifeste de la divinité. Le déisme des Lumières semble se retrouver dans cette œuvre d'un peintre méconnu qui annonce le symbolisme. 

 

Jean-Baptiste Claudot, dit Claudot de Nancy (1733-1805). Pastorale. Coll. part. - Dans cette pastorale représentative de la sensibilité du XVIIIe siècle, la proportion du ciel par rapport à la mer ou comme ici à la terre reste à la mesure définie par van Goyen au siècle précédent. Les nuages évanescents réfléchissent la lumière sans détourner le regard du premier plan.

 

Nuages romantiques du XIXè siècle

 

Le brevet des tubes de peinture à l'huile est déposé en 1841 par le peintre américain John Goffe Rand, et  la maison Lefranc les commercialise en France dès 1859 avec un bouchon à pas de vis, ce qui permet aux peintres de s'aventurer hors de leurs ateliers; les aquarellistes les ont précédés sur le terrain, "sur le motif". En 1804 la Royal Watercolour Society est fondée à Londres. Les Anglais en lancent la mode pour leur tour de l'Italie, tel Bonington en 1826.  Les artistes font le choix des petits formats et de l'aquarelle ou de l'huile pour traduire le non fini, l'inachevé des nuages ; à leur fugacité correspond la légèreté de la touche.

 

Richard Parkes Bonington (1802-1828). A Scene on the French Coast. c.1825. Tate Gallery, Londres. L'Anglais qu'il était avait suivi sa famille à Calais en 1817. Son talent a été reconnu au Salon de Paris en 1824. Le format est petit : 21x34 cm.  Comme dans certaines toiles précédentes de van Goyen et de Ruisdael, les deux-tiers de l'image sont consacrés au ciel. Ici, à marée montante, on ne distingue pas la forme des nuages mais un volume vaporeux et doux : l'artiste rend perceptible un profond sentiment d'apaisement.

 

Bonington. Le grand canal de Venise, vue vers le Rialto. 1826. Musée d'art Kimball, Fort Worth, Texas. L'aquarelliste a donné de la profondeur à son ciel en jouant sur la couleur des nuages. 

 

Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, les artistes considèrent la représentation de la nature comme décorative. Les nuages ne sont pas encore le sujet du tableau mais ils prennent de l'importance chez bien des Romantiques. Ceux-ci ne donnent pas une image réaliste des nuées symboles pour eux du mystère, de l'imprécision, de l'inconstance de l'imagination, voire emblèmes de la liberté.

 

Caspar David Friedrich (1774-1840). Brume matinale en montagne. 1808. Thüringer Landesmuseum Heidecksburg. - Impondérable, la brume envahit le tableau ; comme des mains tendues vers le ciel, la montagne tente de s'en extraire.

 

Caspar David Friedrich. Le voyageur au-dessus d'une mer de nuages. 1818. Kunsthalle, Hambourg. La contemplation de la mer de nuages — simple brouillard en fait — est le plus souvent considérée comme une réflexion sur soi-même, sur l'abîme de son existence. 

 

Constable, Turner, Ruskin : le Nuagisme

Au XIXe se développe le « pleinairisme », puis le « nuagisme » théorisé par John Ruskin dans son essai Modern Painters, publié de 1843 à 1860. Après Lamarck, c'est Luke Howard qui donne en 1803 les noms latins actuels aux nuages — cirrus, stratus, cumulus…— et « la vérité du ciel » (Ruskin ) s'impose désormais dans le tableau.

 

John Constable (1776-1837). Étude de nuages, 1821. L'artiste s'est appliqué à rendre l'ambivalence éphémère des nuages, sombres et lourds à leur base, légers et lumineux en altitude.

 

 

John Constable. Étude de nuages. 1822. Huile sur carton. Tate Gallery. - Une inscription à l'arrière indique « 11 o’clock » and « Noon » : il a suffi d'une heure à Constable pour donner cette forte impression de volume à son œuvre. À l'inverse de la précédente étude, les nuées en mouvement désordonné envahissent le tableau, angoissant, qui les regarde.

 

 

John Constable. Stormy Sea. 1828. Ici c'est la mer qui se reflète dans les épaisses nuées Le ciel a disparu, l'atmosphère est anxiogène. Rien que la mer et les nuages : Gustave Courbet et Eugène Boudin (infra) auront bientôt la même inspiration, puis à leur tour, Kees van Dongen et Nicolas de Staël. 

 

Selon Ruskin, l'intérêt pour les nuages constitue une étape marquante et révélatrice de l'évolution de la peinture de son époque : « The service of clouds », le nuagisme serait le trait distinctif du paysage moderne. La rupture avec la tradition académique personnifiée par Poussin ou Le Lorrain se révélerait dans « la vérité des ciels ». L'incertain, le vague, l'imparfait, le passager, contrastent avec le souci du détail réaliste de la peinture médiévale et Renaissance. Turner, principal représentant du nuagisme et du flou, refuse de dévoiler les choses : elles restent mystérieuses, suggérant un infini métaphysique ou religieux.

Pour Ruskin, le nuagisme est plus qu'une libération esthétique. C'est le signe d'un nouveau mysticisme en dépit de la désacralisation de l'art. En effet, à travers la fugacité et l’immatérialité du nuage, le peintre explore les voies d’un ailleurs, de la liberté et du rêve. Le nuage, symbolisant la perte des repères, d'emprise sur le réel, le trouble des sens est une des voies qui inspireront les symbolistes, les surréalistes et Magritte : brume, brouillards, autant de zones de passage vers le rêve, l'insolite, le merveilleux ou le tragique et la mort.
 

 

Joseph Mallord William Turner (1775-1851). Le dernier voyage du Téméraire. 1838. National Gallery, Londres. - Turner brise les formes des nuages: simples taches colorées au soleil couchant, elles  influenceront les impressionnistes. Ce tableau a beaucoup contribué à la notoriété de Turner.

 

          Turner. Calais Sands at Low Water - Poissards Collecting Bait. - De sombres nuées flottent au ras de l'eau en un étroit couloir d'étranglement, comme pour attirer les pêcheurs au couchant de leur vie.

 

Turner. Venise - Sunset, a Fisher. c.1845. Tate Gallery, Londres. - Minuscule pêcheur englouti entre terre et ciel qui l'un l'autre se reflètent ; l'imprécision des formes et des couleurs appelle à la méditation.
 

Après 1850 les taches colorées priment donc sur le dessin : l'énergie et la lumière des nuées prévalent, plus encore avec le symbolisme  :

 

Prince Eugen de Suède (1865-1947). Le Nuage, 1895. Musée des Beaux Arts de Gothembourg. - Un cumulonimbus symbolise la menace, la puissance de la nature mystérieuse.

 

Gustave Courbet et Eugène Boudin au bord de la Manche

 

Gustave Courbet (1819-1877). Marée basse à Trouville. 1865. Walker Art Gallery, Liverpool.- Le ciel confère au rivage ses nuances, l'horizon reste illusoire, les pascaliens "espaces infinis" s'imposent...

 

Eugène Boudin (1824-1898). Marée basse. 1860-65. « Nager en plein ciel. Arriver aux délicatesses du nuage. Suspendre ces masses au fond, bien lointaines dans la brume grise, faire éclater l'azur » notait Boudin dans son journal, le 3 décembre 1856. 

 

Eugène Boudin. Étude de nuages sur un ciel bleu. c.1888-95. Huile sur bois, 37x46 cm. MuMa Le Havre, musée qui possède de nombreuses œuvres de Boudin, tant huiles que pastels. Par taches et par touches l'artiste cherche à restituer la fugacité immatérielle des nuages.

 

Eugène Boudin. Grand ciel. 1888-95. MuMa, Le Havre. - Ces puissantes nuées sombres projettent sur la mer une coloration terreuse, et abolissent la perception de l'horizon : imprévu, éphémère, ce ciel convoque l'imaginaire du spectateur.

 

          Eugène Boudin. Plage à Trouville. 1890, National Gallery, Londres. - Sous ce ciel chaotique, la nuée noire semble prête à engloutir les personnages : l'artiste rend perceptible la puissance de l'orage face à la petitesse humaine. 

 

École de Barbizon

Proche de la forêt de Fontainebleau, le village de Barbizon accueillit de nombreux peintres à partir des années 1850 et fut ensuite visité par les Impressionnistes. L'expression d'École de Barbizon date de 1890 ; après 1875 Barbizon était fréquenté par toutes sortes d'artistes amoureux de la nature.

 

Charles François Daubigny (1817-1878). Moisson (1851), Musée d'Orsay, Paris. - Discrétion d'un lointain cirrus plus blanc que le reste du système nuageux ; une tranquillité sereine émane du tableau.

 

Théodore Rousseau (1812-1867). Mare au crépuscule, c.1850. - Au-dessus des vaches qui s'abreuvent, un ciel très agité qui contraste avec l'impression habituelle de calme propre à l'École de Barbizon.

 

Jean-François Millet (1814-1875). L'Angélus. 1857-59. Musée d'Orsay, Paris. - Avec ce ciel nuageux à l'heure de l'angélus respecté dans les campagnes françaises encore profondément catholiques sous le Second Empire, cette œuvre de Millet est vite devenue emblématique de la culture villageoise du XIXe s. 

 

 

Les Impressionnistes et post-impressionnistes

Amenant leur chevalet sur le motif, les Impressionnistes ne furent pas avares de ciels nuageux.

 

Camille Pissarro (1830-1903). La route de Louveciennes. 1872, Paris, Musée d'Orsay.- Vaporeux et diaphanes, ces quelques nuages partagent leur luminosité avec les traces de neige : tout est paisible.

 

Alfred Sisley (1839-1899). Bougival, 1876. Cincinnati Art Museum.- Le contraste avec la fumée qui monte du chaland renforce le caractère fugitif des nuages blancs qui jamais ne pèsent ni ne posent.

 

Claude Monet (1840-1926). Charing Crosse Bridge. 1902. Monet a réalisé toute une série en prenant ce pont londonien comme sujet. Cette version appartient au musée Marmottan-Monet à Paris. Avec cette toile la continuité de Turner aux peintres impressionnistes appert. Toute forme abolie, de bleuâtres traînées nuageuses serpentent à l'horizon tandis que le couchant enflamme les nuées supérieures : le rêve entre en scène.

 

Claude Monet. Nymphéas sur l'étang. 1897-99. Musée d'Orsay. Les nuages se reflètent sur l'étang : on ne les voit pas directement.

 

Vincent van Gogh (1853-1890). Paysage sous un ciel mouvementé. Aux volumineuses nuées lourdes et menaçantes succèdent de légers cumulus qui semblent s'arrimer aux arbres.

 

Vincent van Gogh. Champ de blé avec cyprès. 1889. - La valse échevelée des masses nuageuses, le noir cyprès écrasant l'or des blés : l'artiste projette sur le paysage son âme torturée.

 

 

Les Ambulants et autres peintres russes du XIXe s.

Les Ambulants est l'appellation des peintres réalistes russes du XIXe siècle s'opposant à partir de 1863 à l'enseignement de l'Académie des Beaux-Arts. Ils ont noms : Ivan Aivazovsky, Ivan Chichkine, Nikolaï Doubovski, Isaac Levitan, Arkhip Kouïndji, Constantin Kryjitski, Apollinaire Vasnetsov… Leur chef de file était Répine mais ses sujets permettaient peu de nuages. Il faut rappeler que la nature occupe une place très importante dans la peinture russe au XIXe siècle.

 

Apollinaire Vasnetsov (1856-1933). 1887. Après la pluie. - Une légère éclaircie troue les sombres nuées, éclairant quelque peu la froideur du paysage.

 

Nikolaï Doubovski (1859-1918). Silence. 1890. Musée Russe, Saint-Pétersbourg. - Une masse cotonneuse écrase le paysage : le silence est-il celui de Dieu?

 

Constantin Kryjitski (1858-1911). Le Marécage.- Traits de pluie des nuages reflétés dans la mare ; dans cet espace oppressant, infini, l'oiseau poursuit son chemin.

 

Constantin Kryjitski. Le Lac. 1896. Malgré sa base plus sombre, la nuée ne menace pas l'atmosphère paisible du paysage suggérée par les diverse nuances de Bleu. 

 

Ivan Chichkine (1832-1898). Midi dans les environs de Moscou. 1869, Galerie Tretiakov. - Un bleu serein illumine les blés dorés. Les nuages bourgeonnants semblent prolonger le clocher, portant peut-être au ciel les prières des moissonneurs enfin au repos ?

 

Ivan Chichkine. Midi dans les environs de Moscou, Bratzevo. Astrakhan State Art Gallery. 1866. - Variation sur le même thème, mais ici l'artiste accentue la dynamique des nuées, assombrit leurs bases, masquant le soleil ; quelques traits en suggèrent la présence : "le soleil a des jambes", l'orage approche.

 

Isaac Lévitan (1860-1900). Avant l'orage. 1890. Musée de Smolensk.- Ce conflit de matière et de couleur rend palpable la menace : la cellule orageuse, sa puissance, sa lumière cotonneuse, va submerger la mer comme le rivage. Même déchaînées, les forces naturelles fascinent...

 

 

Isaac Levitan. Un jour d'orage. 1897. - Le même artiste crée  ici une atmosphère moins oppressante ; le mouvement  des nuées, parallèle à celui des champs, semble rapprocher l'orage du spectateur.

 

Isaac Levitan. Le Lac. 1899. Musée Russe, Saint-Pétersbourg. Ce grand tableau de 150 x 200 cm, a été qualifié de "chant du cygne" de l'artiste. Les nuages se reflètent dans l'eau du lac, le tableau se veut réaliste ; néanmoins l'étrange aile noire interpelle le regard : cette ombre est-ce celle de la mort?

 

Arkhip Ivanovitch Kouindji (1841-1910). Après la pluie. 1879. - Effets de lumières et de contre jour, tout dans cette représentation sollicite l'imagination et concentre les frayeurs. 

 

Arkhip Ivanovitch Kouïndji. Le Lac Ladoga, 1873. Musée Russe, Saint-Pétersbourg. - L'éclairement de la berge contraste avec la dominante bleu nuit ; impression de calme serein.

 

Vassili Polenov (1844-1927). Première neige, 1891. Galerie Tretiakov, Moscou. - Les nuages lourds apportent la neige : l'hiver russe va durer des mois.

 

 

Arkhip Ivanovitch Kouïndji. Coucher de soleil sur le Dniepr. 1905-08, Metropolitan, New York. - Fantastique cyclope à l'oeil rougeoyant, la nuée veille aux derniers travaux du jour.

 

Ivan Aivazovski (1817-1900). Byron à Venise. Galerie Köller, Zurich. - Aivazovski a consacré des milliers de tableaux à la Mer Noire, ses marines sont souvent historiques comme cette scène vénitienne.

 

Nuages américains

 

Comme les Russes, les Américains du XIXe siècle ont célébré la nature, notamment la "wilderness" de l'Ouest sauvage.

 

Albert Bierstadt (1830-1902). Un Orage sur les Rocheuses. 1866. Brooklyn Museum. - L'orage constitue un thème chéri des peintres pour représenter la violence des forces naturelles : ici en accentuant  le contraste entre la trouée de lumière et les sombres reliefs coiffés d'une nuée menaçante.

 

 

Nuages du XXe siècle

 

Interface entre la matérialité du monde réel et l'immatérialité de l'espace, lui-même immatériel et sans cesse changeant, le nuage a fasciné les peintres du 19e siècle dont l’hypersensibilité s'accordait au monde naturel. Alors que, peu à peu, les artistes explorant  l'abstraction s'en sont  détournés.

 

Kees van Dongen (1877-1968). Trouville, la mer (temps gris). 1904. - Différentes nuances de gris suggèrent la matérialité du monde.

 

 

Piet Mondrian (1872-1944). Le Nuage rouge. 1908. Gemeentemuseum, La Haye. - L'artiste détourne la représentation du nuage rouge souvent associé au couchant  dans la peinture réaliste : en lui donnant une forme anguleuse, en le griffant de touches sombres, il lui confère une dimension belliqueuse. 

 

 

Pierre Bonnard (1867-1947). Ciel d'orage sur Cannes. - Devenues bandes et taches aux coloris chatoyants, les nuées orageuses invitent au rêve.

 

 

Dès la première moitié du XXe siècle, reproduire la nature n'est plus à la mode. Les ciels funestes traduisent l'angoisse des guerres. 

 

Alessandro Bruschetti (1910-1980). Aeroveduta del fiume. 1932. - Dans cette œuvre futuriste, les acrobaties aériennes au milieu d'une éclaircie qu'encadrent arc-en-ciel et cumulus de pluie.

 

Emil Nolde (1857-1956). Stormy Sea. 1930. Sprengel Museum, Hanovre. - Dans cette représentation fantasmatique les noires nuées ne se reflètent plus sur la mer : deux infinis s'opposent et se heurtent.

 

Dans tous les mouvements en « isme » de l'Avant-garde on trouve encore quelques représentations de nuages et nuées mais détournés de leur sens.  « Ceci n'est pas un nuage » aurait pu dire Magritte.

 

René Magritte (1898-1967). La Reconnaissance infinie. 1963. - De lumineux nuages neigeux contrastent avec les deux personnages sombres et rigides : le titre énigmatique suggèrerait-t-il l'admiration devant la beauté de la nature?

 

Vladimir Kush (Moscou 1965-). Montgolfière. - De tumultueuses nuées aspirent la nacelle... petitesse de l'homme face à l'infini.

 

Nicolas de Staël (1913-1955). Ciel à Honfleur. 1952. - L'artiste représente par les seuls dégradés de bleu la puissance du ciel sur la terre.

 

Georgia O'Kieffe (1887-1986). Sky above Clouds - IV. c.1960. - L'artiste a détourné la représentation traditionnelle du reflet :  Le ciel s'est vidé de ses nuages qui viennent maculer la mer.

 

Richter. Wolken (Fenster).- Vues d'une fenêtre, les sombres nuées paraissent artificielles et décoratives.

 

Mark Rothko (1903-1970). Nuage blanc sur pourpre. 1957. - La couleur pourpre renforce l'impression de lumineuse légèreté du nuage.

 

Retour à la figuration.

 

Michel Caron (1929-2001). Nuages au-dessus de la ville. - Aux formes anguleuses et rectilignes de la ville s'oppose la rondeur mafflue de légers nuages, symboles de liberté, de mouvement, à l'inverse de l'espace urbain.


 

Représenter  nuages et nuées c'était la liberté des peintres en réaction à la rigidité du monde fini de la perspective : signes de Dieu, de toute transcendance, ils ont aidé à concevoir l'infini, le sacré. Éphémères, inconstants, pourvoyeurs de rêve, les artistes les ont représentés quand s'est développé leur intérêt pour les sciences d'observation : évolution scientifique et artistique sont allées de pair jusqu'à la fin du 19e siècle.

L'art contemporain ne représente plus la nature ; la photographie a pris le relais.

Néanmoins les nuages ne cessent de nous suggérer le rêve, le voyage, l'appel de l'ailleurs :

 

L'étranger
 
– Qui aimes-tu le mieux, dis ? Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
Tes amis ?
Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu.
Ta patrie ?
J'ignore sous quelle latitude elle est située.
La beauté ?
Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle.
L'or ?
Je le hais comme vous haïssez Dieu.
– Eh ! Qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
J'aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… les merveilleux nuages !
 
Charles Baudelaire 

 

 

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