On retrouve ici le temps des colonies qui reste un thème fréquent des littératures européennes. Né en 1940, Jeroen Brouwers modifie à peine sa biographie pour nous emmener à Batavia, aux Indes néerlandaises à la fin des années trente, en plein « tempo dahulu ». Le narrateur de "L'Éden englouti" est venu au monde dans une famille de colons habitant la ville. Tel « une statue blanche », le grand-père arborant une tenue claire et un casque colonial fascine le tout jeune garçon ; il l'emmène à l'église où il règne sur les orgues, comme au studio d'enregistrement où il dirige l'orchestre de la radio. Une génération plus tard, le narrateur se souvient des vieux films dont il était le héros au milieu de sa famille et retrouve des photographies qui font revivre le passé.
Des scènes lui reviennent à l'esprit : les parents assis à l'arrière de l'automobile décapotable que conduit le "kebon", le domestique chauffeur et jardinier. Babu Itih, la gouvernante qui lui chantait des berceuses pleines de mots javanais dont il reste ici un abondant lexique. Mais aussi la guerre en 1940 et la famille qui échappe de peu au bombardement japonais avant d'être envoyée dans un camp de prisonniers tandis que le père était déporté au Japon. Après la guerre, « la plus belle maison du monde » est à moitié détruite, envahie par la végétation tropicale ; puis vient l'heure du départ à bord d'un cargo quittant Java en juin 1947. « Que donnerais-je pour revoir encore cette maison dans l'état où je l'ai vue pour la dernière fois après la guerre : endommagée et dépourvue de portes, avec des arbustes parasites surgissant des sols et avec des nuages en guise de tuiles ? Rien.»
L'originalité de ces souvenirs de petite enfance en terre exotique n'est ni dans la chronologie ni dans une narration logiquement ordonnée. Ce sont des flashes de mémoire, suggérés par les films et les photographies en noir et blanc, qui illuminent des scènes courtes, rendues en quelques pages, tandis que le narrateur les jette au feu. « Qu'avec moi, qui n'ai pas de nostalgie, la littérature des Indes néerlandaises prenne fin.» Pas de nostalgie, vraiment ? Tout porte à croire le contraire, y compris le titre de ce mince volume, et l'évocation des mots "brabançons" du père : « Donne un smok à Papa, Jus…». Nostalgie donc, non de l'Insulinde, mais « de ce qui en moi s'est perdu…» et de « l'époque où je vivais sans penser », « pendant les années de mon inconscience…»
• Jeroen Brouwers : L'Éden englouti. Traduit par Patrick Grilli. Gallimard, 1998, 110 pages. Titre original : "Het verzonkene" (1979).