La Bosnie du XIXe siècle en dix nouvelles. Avec "Au temps du cantonnement" le lecteur retrouve autour d'un pacha des personnages de la "Chronique de Travnik tel « son adjoint Ibrahim effendi, un grand Stamboulois très consciencieux, et Tahir bey, un islamisé.» Surtout, ce pacha est représentatif des élites ottomanes qui oppriment leurs administrés de toutes confessions. « Il méprisait ces Bosniaques musulmans, qui étaient des gens cruels, incultes, incroyablement bornés, capables d'exposer avec tant de solennité et de gravité leurs bêtises. Il méprisait les Serbes, cette populace hirsute, farouche et fanatisée qui se battait si déraisonnablement […] Il méprisait les juifs soumis, les popes barbus et les rusés franciscains, comme des gens sans honneur et sans dignité.»
La peur du Turc ne provoque en fait qu'une obéissance de façade dans les provinces balkaniques soumises à l'empire ottoman. Ivo Andrić insiste d'autant plus sur ce point qu'il milite depuis sa jeunesse pour l'union des Slaves du Sud, pour une Yougoslavie. Contesté, le pouvoir turc était donc facilement violent. « On avait entendu dire qu'une escouade de rebelles se trouvait sur le mont Staniševac. Un détachement important partit en reconnaissance mais ne trouva rien. Les hommes ne rapportèrent que la tête du pope Koja et celle de son frère Mladen, originaires du village de Markovo Polje. Elles étaient maintenant plantées, déjà toutes jaunies, sur le pont.»
Plusieurs textes se placent à la veille de l'occupation autrichienne, quand éclate l'insurrection de Hadzi-Lojo en 1878. Ainsi "Le lieutenant Murat" ou "Mara la courtisane" qui donne son titre au recueil et en est le texte majeur. Mara, jeune chrétienne et fille d'un boulanger, est enlevée par Veli pacha, le chef militaire circassien — « On racontait qu'il avait pillé toutes les villes du Caucase »— nommé à Sarajevo et venu sans son harem. Abandonnée quand le pacha quitte Sarajevo pour aller mener la guerre contre les Serbes, Mara erre dans le quartier Latin, et grâce à un moine, est dirigée vers la grande maison des Pamuković où Nevenka, une bru délaissée parce que sans enfant, devient son amie charitable. L'esprit malade, Mara « ne cessa plus de se battre avec les fantômes et les apparitions, sans jamais recouvrer ses esprits.» Elle meurt quand s'installe la domination autrichienne.
Dans le meilleur des cas, on peut présenter ce recueil comme un kaléidoscope de la société bosniaque restée à l'écart de la modernité sous le pouvoir turc, mais pas à l'écart de l'alcoolisme. Deux nouvelles explorent l'histoire du Frère Marko qui gère l'auberge du monastère et produit la rakia (alias raki ou slivovica) avec son alambic. La chose attire des janissaires : Kezmo, « obèse et bouffi d'alcool » et Mehmed bey qui « s'empoisonnait au haschisch et à la graine de pavot.» Résultat : une rixe d'ivrognes ou Frère Marko perd la vie. Ce monde rural est dominé par des "agas" à qui les terres ont été attribuées lors de la conquête turque ; leurs métayers chrétiens, comme le montre "L'Histoire du kmet Siman" attendent l'heure de la revanche. « Je veux te voir repartir les corbeilles vides de ce même verger d'où tu es toujours rentré les corbeilles pleines » dit le métayer Siman qui ne veut plus partager sa récolte de prunes qui seront distillées pour produire la rakia. « Je fais cela pour le repos de l'âme de tous les morts depuis quatre cents ans.» Mais l'arrivée du pouvoir autrichien ne remettra pas en question la propriété foncière et plus rien n'arrêtera la déchéance de Siman.
Ce recueil de nouvelles nous permet donc de souligner le profond pessimisme d'Ivo Andrić : le peuple bosniaque est victime des dominations étrangères, turque puis autrichienne. Implicitement, l'union des Slaves du sud est la solution. Avec le recul nous savons qu'il n'en fut rien. Un détail cependant : la date d'écriture de ces nouvelles n'est pas précisée.
• Ivo Andrić : Mara la courtisane. Traduit du serbo-croate par Pascale Delpech. Belfond, 1999, 234 pages.
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