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De 1807 à 1814, il y eut à Travnik, alors chef-lieu de la Bosnie, un consul de France bientôt rejoint par un consul d'Autriche. L'ambitieux Corse avait bâti son empire continental et la France annexé la Dalmatie puis les Provinces Illyriennes. La cité bosniaque se trouvait ainsi à l'extrémité du monde ottoman et aux confins des empires français et autrichien. Un site stratégique. Pour faire la chronique de ces années, nul n'était mieux désigné que l'écrivain ''yougoslave'' justement né le 9 octobre 1892 au village de Dolac, près de la ville de Travnik, même s'il vécut les années suivantes à Višegrad —la ville du fameux Pont sur la Drina— et à Sarajevo. Cette chronique suit pas à pas le consul Jean Daville, depuis son arrivée dans la ville hostile, jusqu'à son départ suite à la chute du régime napoléonien : il sera alors presque heureux de mettre fin à son aventure bosniaque.

De quoi cette chronique est-elle faite ? D'abord d'une connaissance détaillée de cette période, enrichie des recherches documentaires de l'auteur qui aurait pu aussi bien lui donner la forme d'un essai historique que d'un roman. On assiste à la vie des familles des consuls et leurs médiocres relations avec la population locale. La cohabitation tendue de quatre communautés représentant des religions différentes. Une société rétive à toute perspective de changement, synonyme de malheurs, dont Bonaparte et les jacobins se voient attribuer la responsabilité, autant que la volonté de réforme du sultan Selim III. La brutalité de la domination ottomane incarnée sur place par les vizirs qu'entoure une farouche garde albanaise. La misère de la Bosnie-Herzégovine au cœur de montagnes peu hospitalières, aux hivers glacés. Le projet littéraire d'Ivo Andrić se traduit ici par l'abondance et la force des portraits, au détriment d'une intrigue connue d'avance, puisque bornée par les années 1807 et 1814.
 

Avant d'entrer dans la carrière diplomatique, Jean Daville a été journaliste ; il a connu l'Ancien Régime et la Révolution ; il a été choqué par la Terreur et ses têtes coupées : il en retrouve ici, quand les Turcs répriment le banditisme des haïdouks et les soulèvements nationalistes des Serbes. Admirateur de l'abbé Delille, il consacre de vains loisirs à la poésie pour se délasser des contraintes professionnelles, de la rédaction de rapports destinés à son ministère : « L'assiduité, cette vertu qui se manifeste si souvent quand il ne faut pas ou lorsque c'est trop tard, a toujours été une consolation pour les écrivains sans talents et une calamité pour l'art.» En 1807, le consul arriva seul, tel un pionnier, précédant épouse et enfants. L'Autriche envoya aussitôt un consul, le colonel von Mitterer, dont l'épouse romantique attira le jeune des Fossés, l'adjoint de Daville ; pour lui c'était «la seule femme civilisée à cent milles à la ronde ». Mais la belle ne lui cèdera pas : « Tous me désirent mais personne ne m'aime » se plaint celle qui, de tous les étrangers de Travnik, est la plus mécontente d'y résider, exilée de Vienne, comme Daville se sent relégué loin de Paris. Entre ces deux groupes, les relations fluctuent, comme le reflet des tensions internationales, de même que les relations des consuls avec le Konak, le siège du pouvoir turc incarné par les vizirs successifs que Daville comprend mieux que les « Levantins » méprisés. Dans un de ses courriers, von Paulich, le froid successeur de Mitterer, parlera de l'arrogance des Français...

Le contact entre l'Orient et l'Occident — ligne de fracture qui traverse la région depuis la partition de l'empire romain— se retrouve dans la description des quatre médecins de Travnik :  d'Avenat, interprète du consul de France ; frère Luka Dafinić, franciscain du monastère de Guča Gora ; Mordo Atijas, également apothicaire ; Giovanni Mario Cologna, médecin du consul d'Autriche. « Vivant depuis sa prime jeunesse en Orient, d'Avenat avait pris beaucoup de traits et d'habitudes des Levantins. Et un Levantin est un homme sans illusions et sans scrupules, privé du sens de l'honneur, ou plutôt qui a plusieurs masques, contraint de jouer tantôt la condescendance, tantôt le courage, tantôt l'accablement, tantôt l'enthousiasme. En effet, ce ne sont là pour lui que des moyens indispensables à la lutte pour la vie, laquelle est plus pénible et plus complexe dans le Levant que partout ailleurs sur la terre. L'étranger qui est précipité dans cette lutte inégale et difficile y sombre tout entier et y perd sa véritable personnalité. » (p.52)

Mordo Atijas appartient à la plus ancienne famille juive de Travnik, avec ancêtres venus d'Espagne, via Salonique. Frère Luka avait étudié la médecine à Padoue ; ses amis moines n'appréciaient pas qu'il fasse profiter les Turcs de son savoir. Surnommé « dottore illyrico » Cologna était originaire de l'île de Céphalonie ; fils d'un père vénitien né en Épire et d'une mère dalmate, il avait fait sa médecine en Italie et s'était jadis mis au service du pacha de Scutari. Qu'ils soient cosmopolites ou expatriés depuis longtemps, les Levantins aux identités floues ne trouvent pas grâce aux yeux d'un étranger comme Daville. De même que les Bosniaques. « Les surprises qui attendaient un Occidental précipité en Orient et contraint d'y vivre étaient nombreuses et variées, mais l'une des plus grandes et des plus pénibles avait trait justement à la santé et à la maladie. La vie du corps apparaissait soudain à cet étranger sous un éclairage tout à fait nouveau. (…) Épileptiques, syphilitiques, lépreux, hystériques, idiots, bossus, boiteux, muets, aveugles, estropiés, tous vivaient au grand jour, rampaient et se traînaient, faisant l'aumône ou murés dans un silence orgueilleux, portant presque fièrement leur terrible tare. Heureusement que les femmes, surtout les femmes turques, restaient cachées et s'enveloppaient de voiles, sinon le nombre de malades que l'on pouvait rencontrer aurait été deux fois plus grand. Daville et des Fossés y pensaient toujours lorsqu'ils voyaient sur les sentiers escarpés qui descendaient vers Travnik un paysan menant par la longe son cheval sur lequel se balançait sa femme, complètement enveloppée de son feredja, tel un sac plein d'une douleur et d'une maladie inconnues.» (p.235).

La Bosnie est « à la lisière de deux mondes ». La société bosniaque est longuement décrite comme  repliée sur elle-même, satisfaite d'être protégée du monde extérieur et peu accessible depuis la capitale ottomane. « Plus le chemin est mauvais, plus les visiteurs Turcs sont rares. Ce que nous aimerions plus que tout, c'est mettre entre eux et nous une montagne infranchissable...». Loin d'être une calamité, l'enclavement était un atout : « Il était clair pour eux que les réformes n'étaient destinées qu'à servir aux étrangers, à miner et à détruire l'empire de l'intérieur, et qu'en ultime instance elles signifiaient pour le monde musulman, et donc pour chacun d'entre eux personnellement, la perte de la foi, des richesses, de la famille et de la vie sur cette terre, ainsi que la malédiction pour l'éternité.» L'empire napoléonien a tenté d'intégrer cette région par le commerce : pour contourner le blocus maritime anglais la route du coton turc passerait par Sarajevo et Travnik. L'un des frères Frayssinet, négociant de Marseille, vient relever ce défi. Il confie son désappointement au consul : « Il n'y a qu'en travaillant avec ces gens et en vivant parmi eux que l'on peut se rendre compte à quel point ces Bosniaques sont peu fiables, orgueilleux, frustes et sournois.» C'est ce que Daville avait lui-même pensé. L'un et l'autre regrettaient « le manque de rigueur des autochtones ».

Les communautés de la région se regardaient de travers ; les troubles surgirent. « La fureur du peuple s'abattit cette fois-ci sur les Serbes capturés dans différentes régions de Bosnie et amenés à Travnik, car on les suspectait d'entretenir des liens avec les rebelles de Serbie et de préparer un soulèvement semblable en Bosnie (…) Chaque jour on amenait des Serbes, des gens enchaînés et en piteux état des bords de la Drina ou de Krajina... Il y avait parmi eux des habitants des villes et des popes, mais c'étaient surtout des paysans.» Dans un empire turc déjà ''homme malade de l'Europe'' ces tensions communautaires et nationalistes annonçaient un futur sanglant. Ce roman a été achevé en 1942 à Belgrade. L'idéal ''yougoslave'' qui motiva la carrière diplomatique d'Ivo Andrić entre 1920 et 1941 paraît bien loin aujourd'hui après les conflits des années 1990 dans cette partie des Balkans devenue synonyme d'épuration ethnique et de génocide.

• Ivo ANDRIĆ : La chronique de Travnik. Préface de Paul Garde. Traduit du serbo-croate par Pascale Delpech. Belfond, 1997, 510 pages. Réédition coll. Motifs, éditions du Rocher, 2011.

 

Tag(s) : #LITTERATURE EUROPE, #BOSNIE, #HISTOIRE 1789-1900, #SERBIE
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