Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

L'historien Florent Quellier révèle, grâce à une documentation riche et diverse, l'importance de la gourmandise dans la littérature et la peinture européenne depuis le Moyen-Âge. Selon les époques ou les classes sociales ecclésiastiques, moralistes et médecins l'ont dénoncée comme un péché ou appréciée comme un signe de distinction. L'interprétation de ce comportement alimentaire reste frappée d'ambiguïté. Si l'on réprouve l'excès du « goinfre » et du « glouton », on valorise dès le 18° siècle le raffinement du « gourmet »; si l'on condamne le grignotage et la boulimie solitaire, on valorise la convivialité des repas; si l'on fustige désormais le surpoids, il fut longtemps un signe de bonne santé et de réussite sociale. Or, depuis le début du 21° siècle, le discours médical ressuscite l'ancien « péché capital ».

 

Doit-on désormais seulement manger pour vivre sans prendre plaisir à une « honnête gourmandise »?

Au Moyen-Âge l'Église réprouve le « péché de gueule » – Gula – et d'ivresse – premier sens de « gourmet », qui forment couple avec Luxuria : le ventre appelle le bas-ventre, la violence verbale et l'obscénité. Mais à partir du règne de Grégoire le Grand la gourmandise n'est plus qu'un péché « véniel »; le catholicisme reste complaisant envers la « bonne chère » tout en luttant contre le scandale de l'ivrognerie monacale et des gras chanoines tel le rabelaisien Frère Jean des Entommeures.

Calvin condamne leur perversion gourmande car « leur ventre leur est pour Dieu, la cuisine pour religion ». Pour les protestants la mortification alimentaire seule sanctifie. Ainsi dans l'Europe du Nord prévaut « une conception hygiéniste et nutritionniste » de l'alimentation sans plaisir, à l'inverse de la représentation hédoniste du repas convivial dans le sud de l'Europe.

 

Par ailleurs dès le 13° siècle, le discours médical met en garde contre les risques physiologiques de l'excès alimentaire mais sans condamner, lui non plus, la bonne chère. En peignant l'utopie médiévale du Pays de Cocagne ou le combat de Carnaval le Gras contre Carême le Maigre les artistes compensaient les frustrations populaires en ces temps de pénurie alimentaire et subvertissaient les contraintes ecclésiastiques du jeûne et de l'abstinence.

On approuve, au 17° siècle, « l'honnête gourmandise » de l'homme « friand » –et non pas « gourmand »– celui « qui aime les morceaux délicats » selon Furetière. Cela ne concerne toutefois que l'élite dont les moralistes, dès le 12° siècle, ont tenté de « civiliser les mœurs et la contenance de table »: on se nourrit selon son milieu social. Nobles et bourgeois ne sauraient consommer raves et pommes, – nourritures de gueux–, mais primeurs, figues et melons. S'ils apprécient les friandises sucrées et boivent force chocolats lors de leurs collations c'est avec tempérance et éducation au « bon goût » : ils se veulent « gourmets » au sens positif de celui qui sait parler d'un vin ou d'une sauce.

 

Le Siècle des Lumières a fait de la cuisine un art dont on pourra enfin parler sans gêne ni détours. Dès 1801, Brillat-Savarin, inventeur du terme « gastronomie » lui donne ses lettres de noblesse dans ses célèbres ''Chroniques'' ; selon lui, « l'homme d'esprit seul sait manger ». On juge bien sûr les femmes inaptes au plaisir raisonné de l'alimentation à cause de leur naturelle faiblesse qui les porte au sucré et les assimile aux enfants... Les caricaturistes stigmatisent l'embonpoint des bourgeois car « accumulation de graisse vaut accumulation de capital »; Rimbaud dans "À la musique" s'en fait l'écho.

Le 20° siècle a su légitimer la gourmandise en donnant aux spécialités régionales le statut de produits culturels composants du patrimoine ; ainsi les touristes gastronomes s'autorisent le plaisir gourmand des terroirs.

Hélas depuis le début du 21° siècle le diktat médical culpabilise les adultes : en péchant contre leur corps ils pèchent contre la société par manque de volonté et faiblesse morale... Notre société devenue « lipophobe » dénie le plaisir de se nourrir, pourtant nécessaire à l'équilibre psychique. Néanmoins la gourmandise demeure un « péché de classe »: les milieux aisés et éduqués ont les moyens de consommer diététique, alors que dans les familles défavorisées l'obésité devient une pathologie facteur de discrimination socioprofessionnelle.

 

Nature morte avec du pain et des confiseries.  Georg FLEGEL (1566-1638).

 

• La gourmandise n'a toujours pas conquis sa légitimité sociale. Cependant, comme tout interdit l'actuelle obsession médicale du surpoids appelle sa transgression. Il faut oser s'offrir parfois un plaisir de « gourmandise canaille », manger avec ses doigts des frites trop grasses. C'est le conseil de Florent Quellier ; « ce qui rentre dans le corps ne gâte pas l'âme »!!!

 

Florent QUELLIER. Gourmandise. Histoire d'un péché capital. - Armand Colin, 2013, 216 pages.

 

Chroniqué par Kate

 

 

Tag(s) : #Gastronomie, #HISTOIRE GENERALE
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :