Olimpia et Bastard Battle, avec leur écriture si particulière, m'ont donné envie de connaître le dernier roman de Céline Minard. Avec Faillir être flingué, pas d'écriture aussi originale que dans ces deux titres, mais une étape supplémentaire dans son exploration des domaines littéraires. Après la Rome baroque et impie, après une fin de Moyen-Âge sinisé au kung-fu, voici la conquête de l'Ouest, la frontière, le western !
Économisant au maximum les références géographiques — c'est la Plaine — et historiques plus encore — on se doute seulement que l'action se passe au XIXe siècle — l'auteure non plonge successivement dans la “wilderness” que parcourent ses aventuriers, et dans la “new town” où le saloon les attire comme un aimant avant d'y faire société. On imagine Céline Minard listant tous les clichés du western (ou presque) : cris des coyotes et des marmottes, vols de chevaux appaloosa, passage du gué —les McPherson ont failli être noyés par la rivière en crue—, attaque des Indiens, bagarre au saloon, attaque de diligence, Colt et parties de poker... Certains de ces lieux communs sont repoussés en marge (le chercheur d'or) ou juste gardés pour la fin (le shérif). Chaque personnage masculin a “failli être flingué” et plusieurs l'ont été — surtout vers l'apothéose qu'est la fin du roman. « – Tu as braqué une banque Zeb ? – En quelque sorte »... Mais revenons au début.
« Le chariot n'en finissait plus d'avancer » : c'est par cette phrase lapidaire que l'incipit nous fait rencontrer les premiers personnages : la grand-mère de Josh McPherson, Brad son père, Jeffrey son oncle et une gamine de rencontre : Xiao Niù, preuve que des Chinois aussi se sont aventurés dans l'Ouest sauvage. Le lecteur fera connaissance avec Zébulon —mais on ne saura qui il est vraiment qu'à la fin du roman— avec Bird, Elie, Gifford, et d'autres “poor lonesome cowboys” égarés dans la Plaine, campant à la belle étoile, prêts à tout pour récupérer cheval et bottes de cuir. Bien sûr, les Indiens ne sont pas loin ! Et pittoresques ils sont. « Orage-Grondant était un vieux putois mais il avait un sens aigu de la fête » ; il sait accueillir les McPherson et leur grand-mère moribonde quand elle pousse le cri du coyote. Il baptise les Blancs qu'il reçoit : Brad est « Boules-de-cire » et Elie devient « Baguette-de-crin-noir ». Faudra lire attentivement pour décrypter la pertinence de leur nom indien.
La chamane Eau-qui-court-sur-la-plaine est une femme sans peuple. J'ai cru un instant qu'elle serait l'héroïne principale... Sa tribu a été fort malencontreusement exterminée par un précurseur de Médecins sans frontière, mais elle épargnera l'homme en le transformant en Indien après l'avoir soigné dans sa « hutte à sudation » : elle guérit d'ailleurs les bêtes aussi bien que les hommes! Réellement, ces Indiens sont charmants ; et s'ils coupent les oreilles de Quibble le trafiquant, faut avouer qu'il l'a bien mérité. Céline Minard ne nous fait pas le coup du bon Indien qui est l'Indien mort : la cavalerie n'est pas venue faire de massacre genre Wounded Knee. Ou alors pas maintenant. Une frontière qui ne dresse pas les communautés les unes contre les autres est encore possible. Les femmes y sont pour beaucoup à l'exemple de Niao Xiù qui évite de justesse le massacre des Jaunes : ils deviendront masseurs et blanchisseurs.
À l'origine de la ville des pionniers il y a le saloon, principe premier de l'Ouest. Sally y règne, fumant la pipe, chaussée de bottes pour monter à cheval, danser le quadrille quand Arcadia joue du violon, ou botter les fesses des ivrognes qui se sont trop attardés au bar. Sa carabine sous le comptoir, elle sert des tournées gratuites aux nouveaux venus. Pour fidéliser la clientèle —masculine et consentante— il y a les chambres à l'étage : encore faut-il que le cow-boy puisse grimper l'escalier après ses excès d'alcool pour aller à la rencontre de la Ventouse, de Gloria ou d'une autre. Le saloon semble exister avant tout le reste : les pionniers dorment d'abord sous des tentes ; petit à petit des boutiques sont construites et Josh brille sur les chantiers. De son côté, Zébulon innove avec l'importation des baignoires puisqu' « Il est exact que vous ne trouverez pas de baignoire à pieds de lion à l'étage » du saloon. Silas, le barbier, a trouvé la formule capitale : « La propreté, c'est la fin de l'aventure ». Plus question pour le pionnier de se contenter de la rivière ou d'un seau d'eau froide ; dès qu'il est ouvert, l'établissement de bains “Au luxe rudimentaire” concurrence même le saloon ! À la tête des deux établissements, Zeb et Sally jouent ainsi leur propre jeu de la séduction tout en contribuant diablement au boom économique. La ville-champignon (qui n'a encore ni croque-mort ni pasteur) voit s'installer d'autres corps de métier et s'ouvrir un bazar. Un jour pas si lointain, Boules-de-cire reviendrait du village d'Orage-Grondant avec « trois femmes qui allaient ouvrir le meilleur restaurant du Grand Ouest »...
Malgré quelques longueurs vers le milieu de l'ouvrage, Faillir être flingué fera date. Après Bastard Battle, Olimpia et So long, Luise, Céline Minard s'affirme comme une romancière capable de se renouveler plutôt que d'écrire cent fois un même livre centré sur elle-même. Faillir être flingué n'est pas un “western spaghetti” bien qu'il soit souvent hilarant et jubilatoire ; ce n'est pas un pastiche comme La disparition de Jim Sullivan l'est pour “le grand roman américain”, mais plutôt une variation à la mode française — et presque un western féministe, écolo et multiculturel. Chapeau !
• Céline Minard – Faillir être flingué – Rivages, 2013, 325 pages.