C'est peut-être cette photo de l'auteur, à 6 ans, tenant par la main un Indien Krahô, dans le Xingu, en 1966, qui explique l'intérêt du romancier brésilien pour le monde de l'Amazonie et pour le héros de son récit, un anthropologue américain disparu à 27 ans au cœur de la forêt. Le 2 août 1939, en effet Buell Quain s'est suicidé après un bref séjour chez les Trumaï, minuscule tribu du Haut-Xingu. Avant de disparaître, Quain a rédigé sept ou huit lettres à ses proches.
Ce jeune chercheur venu des Etats-Unis, — et peut-être certains au Brésil ont cru qu'il se nommait Bill Cohen, à l'instar du vieux photographe moribond rencontré fortuitement par l'auteur dans un hôpital de São Paulo bien des années plus tard —, ce jeune chercheur donc, est un personnage tout à fait réel, dont la vie professionnelle a croisé la route de Claude Lévi-Strauss et d'Alfred Métraux qui se sont passionnés l'un comme l'autre pour ces Indiens d'Amazonie.
L'ouvrage de Bernardo Carvalho est constitué de deux rédactions croisées, mélangeant habilement fiction et réalité. Des lettres qui débutent par ces mots : « Ceci est pour quand vous viendrez. » Et un récit discontinu où l'auteur rend compte de ses investigations en commençant rituellement par « Personne ne m'a jamais questionné » ce qui semble vouloir dire que personne n'est venu interférer avec ses recherches.
D'abord, la fiction d'une série de lettres, adressées à un destinataire mal défini, écrites par l'ingénieur Perna en poste en Amazonie, à Carolina. Il a bien connu Quain qu'il avait rencontré dès son arrivée et accompagné durant certains déplacements. Finalement il passa plusieurs nuits (d'où le titre) à écouter Quain, quand celui-ci, après avoir reçu un courrier mystérieux, s'était décidé à quitter ses chers Indiens, et se trouvait « dans un état lamentable ». Dans ces lettres, Perna, qui est décédé en 1946, s'adresse à un mystérieux correspondant, peut-être photographe, peut-être rival de Quain après d'une femme — peut-être sa femme. Ces pages reviennent sur la possibilité de divers problèmes qui obscurcissaient l'esprit de l'anthropologue ou l'obnubilaient : le souvenir d'une île de Mélanésie où il avait déjà étudié des structures de parenté compliquées, la difficulté de communiquer avec les Trumaï, qui restent décidément Autres, voire de mystérieuses relations avec cette femme qui l'aurait trahi. À moins qu'il n'ait été rongé par la maladie.
Dans le récit où Carvalho se met en scène, tout a commencé en 2001 à la lecture d'un article rédigé par une anthropologue, au sujet de la fin tragique de Buell Quain. Le romancier qui était aussi journaliste entama alors une enquête sur le chercheur américain et l'énigme de sa disparition. Il correspondit avec des universitaires et ethnologues brésiliens pour préciser l'état d'esprit de Quain en 1939, son départ du village ayant l'allure d'une fuite.
L'auteur se souvient de son enfance, quand son père l'emmenait en Cessna au cœur de l'Amazonie où il avait acheté deux vastes fermes au pouvoir militaire qui bradait les terres et ouvrait des routes. Le futur écrivain rencontra ainsi des Indiens (photo), des ethnologues et des responsables du Service de protection de l'Indien (SPI) des frères Villas Boas et de la FUNAI qui le remplaça.
Pour les besoins de son enquête, Carvalho retourne dans le Tocantins à la rencontre des Krahô en compagnie d'un anthropologue et assiste à des cérémonies nocturnes qu'il ne comprend pas et qui l'angoissent : « Ma peur est revenue et avec elle l'idée qu'à un certain moment, quand je serais complètement distrait, quand je m'y attendrais le moins, tous sauteraient sur moi. » Avec une certaine malice, les Indiennes menacent d'éliminer tous ses poils et de le peindre en noir après l'avoir badigeonné de rouge : couleurs naturelles, bien sûr. La cérémonie visait à répartir la population en deux camps de manière à éviter tout inceste. En fait, ils étaient à peu près tous parents.
Passant du Brésil aux États-Unis les recherches de l'écrivain aboutiront-elles vraiment à clarifier la fin de la vie de Quain ? Tout ne restera-t-il pas énigmatique comme si l'essentiel était dans la quête d'une vérité insaisissable, comme l'horizon qui s'éloigne à mesure que le voyageur avance? Un livre passionnant.
• Bernardo Carvalho. Neuf nuits. Traduit par Geneviève Leibrich. Éditions Métailié, 2005, 186 pages.