Comment va le grand roman russe ? Ou plutôt : que s'écrit-il sur la Russie post-soviétique ? Dans ce roman qui se déroule pour une bonne part à cinq heures de train de Moscou, un groupe de jeunes extrémistes, les "soyouzniki", violents et incultes, se prend pour les sauveurs de la patrie, menacée à la fois par le Président et la Société de consommation. Sous la houlette de Sacha (diminutif San'kia) ils opèrent comme casseurs à la fin d'une manifestation de l'opposition. Un autre jour, ils se font casseurs d'un MacDo, ou incendiaires de la permanence du parti au pouvoir. Par la suite, on les voit s'emparer de deux casernes de gendarmeries, ligoter les militaires, dévaliser leur armurerie, mettre le feu aux locaux et aller prendre le pouvoir chez le gouverneur de la région. Bien difficile de dire s'ils prétendent légimiter leur révolte et leur haine au nom d'une idéologie d'extrême-droite ou d'extrême-gauche. Leurs valeurs sont limitées à l'horizon de la vodka consommée sans modération. À la limite ce genre de littérature peut justifier le régime policier de Poutine et compagnie plutôt qu'il n'aide à le critiquer et à préparer sa chute.
Ces personnages de crétins sans spiritualité ni humour ne donnent évidemment pas une image positive de la société russe au début du XXI° siècle ! Envoyé à Riga pour abattre un juge qui a fait condamner des militants nationalistes russes, Sacha voit le "contrat" effectué sous ses yeux par un tueur dont il ignore tout : nous ne saurons rien de plus de cette affaire mystérieuse où l'esprit d'un "héros de notre temps" est ralenti et embrumé par l'alcool. Une action plus médiatique est réalisée en solo par Yana : l'entartage du Président avec une mixture « de mayonnaise, de ketchup, [et] de crème fraîche…» L'action se passe à Moscou dans un théâtre « sous les yeux de dizaines de représentants du monde culturel » et devant les caméras de télévision. C'est le seul passage humoristique du roman : malheureusement la jeune et jolie Yana se fait illico massacrer par les sbires du despote.
Comme dans bien des romans russes, l'intrigue nous emmène à deux reprises jusqu'à de pauvres village quasi-désertés, isolés en forêt. « Le village était en train de disparaître… Les granges abandonnées, enfoncées dans le sol, dressaient au bord de la route leurs flancs sombres et humides aux planches pourrissantes... Les broussailles proliféraient et avançaient jusque sur la route...» Là survit une poignée de gens âgés. L'un d'eux tient à nos jeunes révoltés un exposé historique qui risque de dépasser leur entendement : « La Russie, si on la divise par le nombre d'années que j'ai vécues, on arrive à dix-sept vieillards de mon âge. Le premier est né sous les Khazars. En mourant, il a coupé le cordon ombilical du deuxième qui est né soixante dix-ans après lui. Le troisième se souvenait de Sviatoslav... Le cinquième a subi les guerres intestines, le sixième — les Tatars... Le douzième a connu le temps des troubles, le treizième — Stenka Razine, le quatorzième — Pougatchev... C'est arrivé très vite jusqu'à moi : dix-sept vieillards, ce n'est pas grand-chose.» Le sang et le sol en somme, le recommencement des cycles d'ordre et de chaos, c'est un résumé tentant de l'histoire russe. « Il faut s'opposer à ce cycle infernal, rejeter les slavophiles et les occidentalistes, et retrouver l'état initial, sans toutes les scories...» soutient à Sacha un patient juif rencontré à l'hôpital, porteur d'un autre rêve, "cosmopolite".
L'expérience personnelle de Zakhar Prilepine se reflète sans aucun doute dans ce roman, best-seller en Russie. L'auteur, journaliste à Nijni-Novgorod, a été officier dans la guerre de Tchétchénie, et activiste chez les "Nazbol" — le parti national-bolchévique de Limonov — ce qui explique l'attitude de ses personnages. Mais il est difficile de penser que ces desperados soient l'image fidèle de la société russe actuelle.
• Zakhar PRILEPINE - San'kia - Traduit du russe par Joëlle Dublanchet. Actes Sud, 2009, 447 pages.