Dans ce gros roman initialement publié en 1981 nous suivons de la première à la dernière page un petit gamin nommé Salih, qui a recueilli une mouette blessée, l'aile cassée, et cherche quelqu'un pour la soigner afin qu'elle vole de nouveau. L'action se passe non loin d'Istanbul, dans un petit port anonyme de mer Noire, depuis le début de l'hiver quand commence la pêche et jusqu'au début de l'été quand arriveront les touristes et que repartiront les pêcheurs comme Témel avec ses trois bateaux bleus qui font rêver Salih. Chaque soir les gamins du bourg aident les marins à décharger les caisses de poisson.
Comme beaucoup d'autres, la famille de Salih vit du tissage. Au métier à tisser officie la « vieille sorcière », la grand-mère Dilber qui peste sans cesse: « Ce maudit gamin passe son temps à bayer aux corneilles, à s'occuper de mouettes, de fourmis, de grenouilles , de serpents ou de cloportes ! Bouché bée tout le jour, béat d'admiration !» Une autre fois l'apostrophe est : « Sale bâtard ! » et Salih est très furieux contre elle : « Elle va nous tuer, ma mouette et moi…» Salih passe effectivement beaucoup de nuits dehors, souvent dans un arbre, pour épier les allées et venues de Métine dans le jardin voisin. Il dort le jour puisqu'il ne va pas à l'école... Et souvent avec la mouette blessée qu'il a remontée de la côte. Salih est le seul fils de la famille. Sa mère, Hadjar travaille avec la grand-mère tandis qu'Osman, le père a la réputation d'aller jouer et se saouler à la taverne d'Abdi. On découvre assez tard dans le roman qu'il travaille en fait pour Métine, ce qui explique ses absences.
Salih a des copains : Djémil et Bahri, par exemple, puis Sakip à qui il volera le fameux camion bleu. Et il connaît beaucoup d'adultes qu'il regarde travailler ou va déranger avec ses questions. Il y a ainsi maître Ismaïl le forgeron, Hadji Nousret le boutiquier, Ali le Magicien qui est rebouteux, Osman Ferman l'avocat, Faïk éfendi l'apiculteur, Nevzat le marchand de poissons arabe, le docteur Yassef qui a combattu aux Dardanelles et vu les morts du typhus, Fazil bey le pharmacien, Haydar le barbu qui est vétérinaire mais n'exerce pas, Témel le patron pêcheur qui jadis traquait le dauphin pour en vendre la graisse, sans oublier Métine le voisin contrebandier qui a jadis été mousse sur les bateaux de Témel.
En évoquant les trafics variés qui font vivre le pays de Salih, le roman décrit une Turquie qui s'inscrit dans l'univers des contes et en même temps dans une longue histoire, depuis les hittites jusqu'à l'époque contemporaine. Je remarque d'abord qu'Ali le Magicien a vendu des statues hittites à un officier américain de la base d'Indjirlik : ceci date les faits au plus tôt de 1952 quand la Turquie rejoignit l'OTAN. Connaissant les riches cités antiques « Ali parcourut l'Anatolie avec sept compagnons, vingt-cinq ans durant. Ils fouillèrent partout, piochèrent dans tous les tumulus, ils découvrirent un très grand nombre de statues antiques, beaucoup d'or et de pierres précieuses. Ils s'entendirent avec un Allemand, cinq Américains et deux Anglais pour faire sortir discrètement de Turquie des statues d'une valeur inestimable. Les œuvres d'art étaient furtivement embarquées dans des bateaux qui partaient du petit port. Mais ils se firent escroquer par l'Allemand qui leur paya en faux dollars trente-six statues hittites, phrygiennes et grecques. » Ce n'est pas tout. Ali fascine le jeune Salih en lui parlant des mines de cuivre et du trésor de Cléopâtre enseveli au palais de Marc-Antoine sur le mont Nour-Hak (au pays natal de Yachar Kémal). Et ces merveilles ne sont rien à côté du palais souterrain caché dans le massif cuprifère de Divrik. Malgré la récitation de « quarante-et-un versets du Coran, cinquante-trois prières chrétiennes, vingt-neuf psaumes juifs, trois cantiques yézides, soixante-sept hymnes alévis…» Ali ne parvint qu'à récupérer des miettes de ces trésors. Son fils Sultan eut d'abord plus de réussite puis il se pendit car un dragon lui ordonna d'y renoncer en faveur des générations futures.
Le port de mer Noire vit de la contrebande. Métine utilise trois camions neufs. Osman offre des cadeaux à toute sa famille avant de disparaître dans l'émigration. Cette activité n'est pas nouvelle. « Autrefois, il y avait des brigands dans ces montagnes et des pirates dans ces mers » et « la grand-mère leur concoctait des onguents pour guérir leurs blessures.» — et maintenant Salih voudrait qu'elle reprenne ces mêmes onguents pour soigner sa mouette ! — « Tout au long de la côte, la contrebande avait toujours été intense et fort variée : cigarettes, whisky, pistolets, mausers, mitraillettes, opium, haschich… » Comme il faut s'y attendre, la contrebande crée des conflits. « Un jour que Métine et ses amis rentraient avec trois voiliers chargés à ras bord d'armes, de cigarettes et de whisky, ils se retrouvèrent cernés, en pleine mer, par les bateaux d'un autre réseau de contrebandiers ». Et puis les réseaux peuvent se diviser, Métine se retrouve opposé au colonel. « Il empoche, dit-il, plus de la moitié de nos gains.» Métine résiste ce qui peut conduire à son assassinat comme le redoute Salih. « Ils allaient venir, sans aucun doute. Ils débarqueraient avec leurs poignards tcherkesses niellés d'argent à la ceinture et leurs revolvers à l'acier miroitant. (…) Ils feraient cercle autour de Métine et ils l'abattraient, en tirant sur lui tous à la fois…»
Plus modestement, le tissage caractérise l'activité — fatigante — de beaucoup. « Tous les vieux étaient perclus de rhumatismes. Comment pouvait-il en être autrement ? Les gens de ce bourg avalent la poussière du coton tout au long des douze mois de l'année. Et sans cesse, ils lancent leurs navettes, devant leurs métiers, dans la pénombre de leurs logis. Et comment ne souffriraient-ils pas de rhumatismes dans ce bourg au nord de la mer Noire, où les jours de tempête, les vagues déferlent jusqu'aux maisons ? En hiver, les jours où souffle la bora, Salih a bien souvent passé des heures à contempler les gigantesques vagues, blanches d'écume, qui s'abattent sur l'île du Dehors.» Des heures passées à contempler les vagues et imaginer les histoires de corsaires...
Car Salih reste un enfant (l'action se déroule sur six mois environ). Quand il ne pense pas à sa mouette ni à son camion bleu, Salih rêve des personnages des contes : le roi des pirates qui règne sur les Sept Mers, le serpent son fils qui étouffe ses fiancées jusqu'à ce qu'on lui trouve une sirène plus futée, pêchée par Témel reïs… (L'épisode de la peau de serpent du fiancé brûlée dans la cheminée me rappelle un certain passage d'Ismaël Kadaré…) Salih rêve : son ami Djémil est devenu portefaix, Bahri est en prison pour meurtre ; il s'imagine marié à la fille de Témel, blonde aux yeux bleus. Il possède alors sept bateaux de pêche, tous peints en bleu… Dans ces doux rêves « L'humanité sera peut-être alors sauvée de la dégénérescence, les hommes ne seront plus aussi avides d'argent...» Vision idyllique de l'avenir selon Yachar Kémal. Revenons aux réalités : une boutique de la grand-rue est la première à vendre un camion. Salih a passé des heures à le désirer. Ce jouet remplace pendant deux cents pages l'intérêt de Salih pour sa mouette blessée. Las, il est acheté par l'avocat pour son fils et peu après toutes les boutiques de la grand-rue proposent de tels jouets — de contrebande — ceux que Hadji Nousret est chargé d'écouler. À partir de ce jour-là Salih ne s'intéresse plus aux jouets devenus ordinaires ; il se débarrasse des siens, jetés à la mer comme le camion bleu, et retrouve sa passion pour la mouette blessée. Il cherche qui pourra la soigner parmi ses connaissances. Le lecteur n'y croit pas. Et pourtant…
Un jour, Salih porte un t-shirt qu'une touriste lui a offert ; il se fait attaquer et tabasser par le trio Behtchet (fils du jardinier albanais), Nihat (fils de Bosniaque) et le fils du Tcherkesse. Ce commando inféodé au mouvement ultranationaliste du Loup Gris veut ce t-shirt ayant reconnu la figure de Che Guevara. « Ils découpèrent l'étoile rouge sur le béret de l'homme et ils finirent pas le décapiter.» Ils disent que Salih est un traître. Les potions de sa grand-mère le remettent heureusement sur pied. Métine intervient pour que ces salauds ne s'en prennent plus à Salih. Et on découvre qu'Osman, le père de Silah travaille pour Métine.
Yachar Kémal est un romancier engagé (cf. Entretiens avec Alain Bosquet). Prenons par exemple la question de l'émigration turque. On n'a pas de nouvelles de Halil, le grand-père émigré. La grand-mère est persuadée qu'il va rentrer au pays. Salih l'énerve en lui disant le contraire. Le bruit des navettes du métier à tisser alors se renforce, en signe de colère contre le gamin. Ce sera aussi au tour d'Osman de partir, après la mort de Métine. Émigrée aussi, la femme du médecin s'est installée aux États-Unis avec sa fille. Si une critique voilée semble frapper l'émigration, elle est plus forte contre le tourisme : « Tout va se vendre ! affarmait Hadji Nousret. Surtout quand l'été sera venu, avec le flot de touristes, cher monsieur, quand ces bonnes femmes à poil et leurs enfants auront envahi la bourgade ! Et puis, tout nous revient à bas prix, cher monsieur... Nous allons gagner beaucoup, beaucoup d'argent!». Avec les jouets de contrebande. C'est aussi que le tourisme risque de subvertir les mœurs : voyez « la jeune touriste allemande qui avait couché avec tout le monde, l'été dernier, sur les rochers et dans les grottes.» La critique de la "modernité" s'accompagne de celle de la grande ville — « La ville d'Istanbul regorge d'hommes d'affaires véreux » — et des entrepreneurs comme Moustafa Kaval, un « monsieur d'Istanbul » qui possède trente-six usines et une belle villa avec vue sur la mer pour recevoir des invités qui parlent des langues étrangères. « La Turquie tout entière est devenue son domaine privé.» Pire, son fils Youssef a écrasé un garçon du village, Sélime, en traversant le bourg à toute allure et le père de la victime, Halo Chamdine, reçoit des coups quand il se plaint. Choqués, les enfants jurent de mettre le feu à la villa. On n'en saura pas plus. Kémal laisse ainsi bien des allusions aux soubresauts politiques du pays. La mouette incarne la liberté qui est refusée au peuple turc par les militaires. Un beau symbole.
Pour conclure. Quand l'été arrive, Salih fait sa valise pour monter sur le bateau de Témel et quand sonne l'appel du bateau, il est encore à prendre des grenouilles pour une cigogne perchée près de la mosquée. Salih deviendra-t-il pêcheur ? ou forgeron ? ou contrebandier comme son père et son voisin ? La lecture de ce roman m'a pris beaucoup de temps : on se lasse en effet de voir Salih ressasser sur au moins trois cents pages que sa mouette est blessée. On pense qu'une bonne claque remettrait à sa place ce gamin irritant qui ne devrait pas traîner sans cesse hors de la maison. Par ailleurs je ne trouve pas très réussi le mélange d'extraits de contes et légendes qu'utilise l'auteur quand Salih rêve ou joue avec ses copains — allez savoir ! — Enfin je ne dirai pas combien de fois ce livre m'est tombé des mains : vous ne me croiriez pas… D'autres titres sont sans doute préférables pour aborder Kémal.
• Yachar KEMAL - Salih l'émerveillé - Traduit du turc par Munevver Andac. Gallimard, 1990, 473 pages.