Ce premier livre publié de W.G. Sebald est un triptyque poétique en vers libres, consacré à trois personnages qui affrontèrent la nature ou l'histoire. "Comme la neige sur les Alpes" évoque la vie du peintre rhénan Mathias Grünewald, dont ce n'est sans doute pas le nom exact et qui mourut de l'épidémie de peste en 1528 après avoir été témoin des violences que la Réforme entraîna en Rhénanie. Les principales œuvres du peintre sont mentionnées au long du récit, notamment le rétable d'Issenheim. Ensuite "…et que j'aille tout au bout de la mer" fait le récit de la vie du botaniste Georg Wilhelm Steller qui a participé à l'expédition catastrophique de Vitus Bering sous le règne de Catherine II. Après un naufrage sur la côte de l'Alaska qui coûta le vie à l'amiral russe, Steller réussit avec quelques hommes à atteindre Petropavlovsk, au Kamtchatka, et de là regagner la Sibérie avant de mourir en atteignant le centre de la Russie au terme d'un voyage qui s'étira sur plus d'une dizaine d'années. Le dernier texte, "La sombre nuit fait voile", est un poème autobiographique où Sebald se penche sur les malheurs de son existence, lui qui est né en Allemagne à la veille de la débâcle du IIIe Reich, n'a connu son père qu'à l'âge de trois ans et a choisi de s'exiler en Angleterre.
La peinture — allemande, rhénane, flamande — revient comme un leitmotiv dans les œuvres de Sebald. Ici en premier avec Grünewald, puis avec Bruegel, et surtout Altdorfer. Sebald se souvient d'un rêve récent : « juste pour voir la Bataille d'Alexandre / je prenais l'avion pour Munich…» où l'œuvre d'Altdorfer est exposée à l'Alte Pinkothek. Dès sa première œuvre l'auteur dévoile ainsi un goût prononcé pour la culture des XVI-XVIIIe siècles : il mentionne la lecture de Paracelse, médecin suisse du siècle de l'humanisme, à la bibliothèque de l'université. Cette culture classique mêlant les lettres et les sciences est contemporaine de l'essor des sciences naturelles auquel participe Steller avec son « catalogue de deux cent onze plantes différentes…» et « son chef d'œuvre zoologique,/ De bestiis marinis,/ programme de voyage pour les chasseurs…» — toutes choses auxquelles pensera le lecteur d' «Austerlitz » en visitant le cabinet d'histoire naturelle d'Andromeda Lodge où le héros est invité par un camarade d'université.
La violence, la guerre, la destruction ou la régression constituent un ensemble de thèmes caractéristiques du "Poème élémentaire" avant de se retrouver dans l'œuvre future. En voici quelques aspects. Le mariage de Grünewald avec une juive convertie donne prétexte à un rappel des persécutions des Juifs à Francfort en 1240 et après la peste en 1349. « Au milieu du quinzième siècle / est promulgué un édit vestimentaire,/ des cercles jaunes sur le devant de l'habit,/ plus tard un rond gris de la taille / d'une pomme, pour empêcher / entre chrétiens et Juifs / tout commerce charnel,/ qui longtemps resta / passable de mort.» Le thème de l'antisémitisme est longuement repris dans "Austerlitz". La vie du peintre rhénan Grünewald croisa la Guerre des Paysans : « la faux aiguisée trancha/ la vie d'une armée de cinq mille hommes / dans l'étrange bataille de Frankenhausen / où il ne tomba guère de cavaliers / mais où les corps des paysans / s'amoncelèrent en hécatombe,/ parce que, comme pris de folie,/ ils ne se défendirent/ ni ne prirent la fuite.» La violence de ces temps anciens est prolongée par celle du XXe siècle. Les parents de l'auteur quittèrent Nuremberg au moment où commençaient les bombardements alliés avec « cinq cent quatre-vingt deux appareils » le 28 août 1943. Il aime la précision des nombres et des dates… Sa mère, tout juste enceinte, vit la ville embrasée en s'échappant vers l'Allgäu et la maison familiale. Cette image de la cité en flammes — thème qui se retrouve dans ses essais (in "Campo Santo" et "De la destruction comme élément de l'histoire naturelle") est recouverte par la ville en flammes à l'arrière-plan du tableau d'Altdorfer "Loth et ses filles"(1537, au Kunsthistorisches Museum de Vienne) : «…A l'horizon rougeoie / un terrible incendie / qui détruit une grande ville./ La fumée monte de la contrée,/ les flammes frappent le ciel,/et dans le reflet rouge sang / on voit les façades / sombres des maisons.» Autre scène de guerre : le botaniste Steller rejoint l'armée russe durant le siège de Dantzig et, comme Sebald, il fait carrière loin du village où il est venu au monde. Sebald naquit à l'Ascension de 1944. Lors de la procession des Rogations, à sa naissance, un orage se forma brutalement et « l'un des quatre porteurs du dais » mourut foudroyé ! L'écrivain y voyait l'influence néfaste de Saturne — ce qui nous fait penser à ces vers de Verlaine dans les Poèmes saturniens : « Or ceux-là qui sont nés sous le signe de SATURNE / Fauve planète, chère aux nécromanciens / Ont entre tous, d'après les grimoires anciens / Bonne part de malheur et bonne part de bile.»
Le thème de l'échec ou du déclin, amplement repris plus tard dans "Les anneaux de Saturne" est déjà bien présent dans ce "Poème élémentaire". Évoquant ses années d'école primaire : « l'un est devenu aubergiste, l'autre / cuisinier, le troisième garçon de café et / le quatrième rien du tout...» sans doute se compte-t-il comme le quatrième… Après sa formation universitaire, W.G. Sebald s'installe à Manchester où il retrouve des émigrés allemands. La ville est depuis longtemps marquée par la révolution industrielle, et sa description de la population autochtone ne manque pas de nous frapper négativement : « En l'espace de trois générations / la classe ouvrière de Manchester / était devenue une race de nains.»
• Je n'ai pointé ici qu'un petit nombre des multiples richesses de ces croquis "D'après nature", simples croquis sans doute, mais promesses d'une grande œuvre en gestation, et pour tout dire la naissance d'un auteur culte.
• W.G. SEBALD : D'après nature. Poème élémentaire
Traduit de l'allemand par Sibylle Muller et Patrick Charbonneau
Actes Sud, 2007, 88 pages (éd. originale, 1988)
Quelques Compléments
• Dans The Observer du 19.9.2004, Tim Adams salue la sortie d'un ouvrage posthume de 33 haikus de W.G.Sebald avec 33 lithographies de Jan Peter Tripp, sous le titre "Unrecounted". (En allemand: "Unerzählt", Hanser, 2003). Cliquer ici.
• Un Portrait de WG Sebald : dessin de David Levine.
• Une Nécrologie. Ici, en anglais.
• Ses articles sur la littérature (autrichienne et allemande) en dehors de ceux de "Campo Santo" ne sont pas disponibles en français, mais en espagnol. "Unheimliche Heimat". Essays zur österreichischen Literatur, 1985, est publié sous le titre "La búsqueda de la infelicidad" chez l'éditeur espagnol Anagrama. L'autre recueil d'articles, sur la littérature allemande s'intitule "Pútrida patria", 1995, chez le même éditeur.
• Lynne Sharon Schwartz a publié un recueil d'articles et d'entretiens avec W.G.Sebald sous le titre "L'Archéologue de la mémoire", paru chez Actes Sud, en 2009.
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