Sous une belle illustration de couverture cet ouvrage réunit quelques éléments d'un livre sur la Corse que Sebald projetait, et des essais sur la littérature, pas uniquement allemande.
• Parmi les essais, mention particulière pour celui sur le bombardement des villes du III° Reich selon la littérature de l'immédiat après-guerre. Le bombardement de Hambourg le 21 juillet 1943 reste l'exemple même de l'horreur. Si certains auteurs s'en tiennent à des visions romantiques ou expressionnistes, qui lui semblent désormais dépassées, Sebald apprécie la manière dont Alexander Kluge évoque le raid aérien sur la petite ville de Halberstadt comme une accumulation fatale de mauvais choix des Alliés. — la stratégie anti-cités. Il aurait aussi bien pu prendre le cas de Dresde en 1945. Le survivant développe la honte de ne pas compter au nombre des victimes — syndrome connu.
Œuvre de Günther Grass, le "Journal d'un escargot” traite de l'implication d'écrivains dans une campagne électorale récente des sociaux-démocrates. Il fait aussi la chronique de l'exode des juifs de Dantzig et Sebald souligne que le personnage de Ott, alias le professeur de lycée Zweifel (c'est-à-dire le doute), est l'épine dorsale du "Journal" et s'inspire de la vie de Marcel Reich-Ranicki. Il reproche à Grass, prolixe sur la social-démocratie d'avant 1914, de faire l'impasse sur un échec qui a permis l'arrivée au pouvoir des nazis. Ainsi présent et passé s'entremêlent inexorablement.
• Sebald a été séduit par la Corse. Au musée Fesch d'Ajaccio, il baigne dans le souvenir napoléonien, ce qui ne doit pas surprendre de la part de l'auteur… d'Austerlitz. La visite du cimetière de Piana, dans le texte appelé "Campo Santo", mène au souvenir des Corses morts au champ d'honneur ou par vendetta à une réflexion très mélancolique sur les morts des métropoles d'aujourd'hui :
« À cette époque, tous étaient indispensables, même ceux qui étaient morts. En revanche, dans les conurbations de la fin du XXe siècle, où chacun est remplacé dans l'instant, et en fait superflu dès sa naissance, il importe de jeter sans cesse du lest par-dessus bord, d'oublier sans réserve tout ce dont on pourrait se souvenir, la jeunesse, l'enfance, l'origine, les aïeux, les ancêtres.»
Suit un texte sur la forêt, qui n'est plus celle des temps anciens, déchue, rabougrie, mais la mélancolie habituelle de Sebald est ici tempérée par un passage humoristique. La forêt d'aujourd'hui est envahie par un type humain particulier ; bougon et agressif voici le chasseur corse :
« Bien que le gibier qui autrefois peuplait en si grande quantité les forêts de l'île soit à présent presque complètement exterminé, aujourd'hui comme hier, tous les ans au mois de septembre, la fièvre de la chasse explose en Corse. Lors de mes excursions à l'intérieur de l'île, j'ai chaque fois eu l'impression que toute la population masculine participait à un rituel de destruction depuis longtemps dépourvu de finalité. Les hommes d'un certain âge, portant en général leur tenue civile, le bleu de travail, sont postés le long des routes jusque tout en haut dans la montagne, les plus jeunes, dans une sorte d'équipement paramilitaire, quadrillent la région en jeep et en 4x4, comme s'ils occupaient le pays ou attendaient une invasion de l'ennemi. Pas rasés, avec de lourds fusils et des gestes menaçants, ils ressemblent aux milices croates et serbes qui ont détruit leur pays avec leur activisme absurde, et comme les cow-boys Marlboro de la guerre en Yougoslavie, les chasseurs corses, quand on s'égare sur leur territoire, ne plaisantent pas.»
• Ainsi ce livre inachevé sur la Corse prolonge-t-il le thème sébaldien de la destruction, de la décomposition, voire tout simplement de la détérioration.
• W.G. Sebald - Campo Santo
Traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau et Sibylle Muller
Actes Sud, 2009, 263 pages.