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Prix Renaudot 2010

Voici enfin un roman qui plonge dans notre temps! Virginie Despentes a su restituer les modes de vie et les mentalités des 15-40 ans aujourd'hui. Son intrigue tient du polar façon John LeCarré — dans le monde interlope et mystérieux du renseignement — mais c'est surtout une satire sociale piquante et drôle : l'auteure convoque les langages des ados, des fans de la toile, des branchés en tous genres ; certains passages méritent la lecture à voix haute : amateurs de "belle langue" s'abstenir! V. Despentes construit un univers interconnecté où chacun sait tacitement tout sur l'autre, un univers d'ambiguïté et de passions où tous, sans attaches ni repères durables, restent soumis à leurs seules pulsions immédiates : entre SMS et Facebook, sémillant et éphémère.

Lucie Toledo, trentenaire, détective privée chargée de la filature des ados, piste Valentine, quinze ans, "nymphomane défoncée à la coke" et la perd dans le métro ; en fait la gamine l'a semée quand Lucie "ramassait une vioque dans le tromé"... Petite boulotte peu motivée par son job, Lucie sous-traite avec La Hyène, "une star" dans le milieu du renseignement, lesbienne à "la maigreur chic". C'est elle qui pilote les interrogatoires, confronte les versions contradictoires : les deux privées retrouvent Valentine et la ramènent à Paris : affaire bouclée pour l'agence Reldanch. On est bien dans les codes du polar, mais l'essentiel n'est pas l'enquête ; c'est l'immersion dans notre temps, à Paris ou à Barcelone, entre les années 90 et la crise de 2008.

 

Les adultes du roman apparaissent aussi déboussolés que les ados, tous entre mariages, divorces et familles recomposées, quel que soit leur milieu social. Le père de Valentine, François Galtan, "romancier raté" du 16e vivant "aux crochets de sa mère" balance entre Clothilde et Claire : indifférent à la disparition de sa fille, il n'aspire qu'au succès littéraire. Vanessa, beurette du Neuf Trois et mère de Valentine qu'elle a abandonnée à un an, s'accroche au vieux Claude, après Guillaume, Camille et les autres, en rêvant d'une vie luxueuse. Seule la grand-mère Galtan tient son cap : retrouver Valentine et la boucler jusqu'à sa majorité car le grand-père Albert lui a légué le patrimoine... Sans aucun adulte modèle et privée d'affection, la jeune fille traverse une violente crise d'adolescence, entre la haine pour son père et le besoin de connaître sa vraie mère, entre alcool et coke : elle vit sa "misère de riche" comme dit son cousin Yacine : "achète-toi tout ce que tu veux, ça ne remplira jamais le vide qui te dévore le coeur." Prenant le sexe pour l'amour, Valentine reste un bébé qui ne peut pas grandir, jusqu'à ce qu'elle rencontre l'énigmatique Sœur Elisabeth. Celle-ci sait la comprendre et lui offre "l'amour qu'on donne à un bébé : inconditionnel". Cette manipulatrice mènera l'adolescente à "faire ce qu'elle a à faire", d'où l'apocalypse finale... De même, "avec ses manières de keuf", La Hyène mènera Lucie," l'hétéro-tarte typique" qu'elle "ne calculait pas" au départ à s'épanouir dans la romance lesbienne avec Zoska.

L'écriture jubilatoire, la force de vérité des caractères emportent le lecteur. C'est drôle et toujours juste : la grossièreté ne choque pas, tant elle "colle" à la réalité. Mais si on communique beaucoup, ce qui se dit, sur fond de vide des cœurs, c'est le ressentiment social — "le mépris de classe" qu'éprouve Lucie chez les Galtran — et l'impossible intégration des "bicots" comme Yacine. On remonte de cette plongée le souffle coupé : un Renaudot bien mérité!

 

• Virginie DESPENTES - Apocalypse bébé. Grasset, 2010, 342 pages.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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