Le monde de Naipaul est globalement celui du Commonwealth : Inde, Angleterre, Jamaïque… Un monde anglophone. Mais ici l'action se déroule dans une Afrique "à la courbe du grand fleuve", où l'on parle français, et où, sur des photographies géantes, un Président en tenue léopard tient une canne sculptée. Ceci semble faire du Congo —Zaïre de Mobutu Sesse Seko— le pays masqué derrière la toponymie réduite au minimum. Le roman tient tout entier dans la narration conduite par Salim, un commerçant venu de la côte lorsque les troubles consécutifs à la décolonisation s'en prirent à la minorité indienne, dans les années 70. C'est un roman désenchanté sur l'Afrique centrale devenue indépendante. Connaissant l'intérêt de Naipaul pour le métissage et les contacts entre les cultures, on ne s'étonnera pas de trouver les représentants de trois mondes : des Africains, des Indiens, des Européens expatriés.
L'intrigue en quelques mots. Sentant approcher un avenir périlleux pour la minorité indienne installée au XIXe siècle sur le littoral de l'Afrique, Salim rachète à Nazruddin, un ami de la famille, un commerce dans une ville de l'intérieur, pour un prix bradé car il doit un jour épouser sa fille. L'entreprise de Salim, qui est rejoint par un domestique, connaît des hauts et des bas. Si les débuts sont difficiles dans une ville détruite aux deux-tiers par les troubles de la décolonisation, la prospérité semble revenir avec le nouveau Président. Celui-ci a jadis été le protégé de Raymond, un universitaire expatrié, qui avait misé sur l'avenir du continent. Il règne sur un centre universitaire où Salim est introduit par Indar, ancien partenaire de tennis et conférencier de passage. Raymond a épousé une étudiante intrépide qui maintenant s'ennuie en Afrique. L'appétit sexuel d'Yvette accapare bientôt Salim au point qu'il néglige tout à la fois son business, les filles des bordels, et la fiancée qui l'attend à Londres. Nazruddin en effet a quitté l'Ouganda et le Canada, pour s'installer sur les bords de la Tamise. L'histoire ballotte ainsi ces Indiens de la diaspora. Sur quelle terre pourront-ils trouver à s'implanter pour de bon ? Telle est la question qui sous-tend ce récit. Et que se pose personnellement Salim.
Or, on peut également, voire principalement, suivre dans ce roman l'échec de l'Afrique post-coloniale. La forêt engloutit ce que la colonisation avait bâti. Elle menace ensuite ce que le régime du Grand Homme s'efforce de créer. Il est clair que le romancier anglophone a fait sienne la théorie du "Big Man" qui ne s'applique pas qu'au Congo. Malheureusement, le nouvel homme fort ne tarde pas à se transformer en tyran, menaçant ses militaires et ses fonctionnaires, et fatalement tous les étrangers qui sont établis dans le pays. C'est ainsi que l'africanisation des cadres tourne à la pitrerie. Que la tentative de modernisation est un gaspillage. Que les paysans s'entassent dans des bidonvilles. Que l'insécurité gagne et qu'une Armée de Libération menace la vie de tous. Finalement les projets du Président font peur. Même le nouveau gouverneur, ancien lycéen que Salim avait reçu chez lui et qui est fils de Zabeth, une marchande du fleuve, étale ses doutes et ses craintes.
« Ne croyez pas que ça va mal seulement pour vous. Ça va mal pour tout le monde. C'est ce qu'il y a de terrible. Ça va mal pour Prosper, mal pour l'homme à qui on a donné votre magasin, mal pour tout le monde. Personne ne va nulle part. Nous allons en enfer et chacun le sait au fond de lui. On nous tue. Rien n'a de sens. C'est pourquoi tout le monde est tellement frénétique. Tout le monde veut faire de l'argent et s'en aller. Mais où ?…»
Salim devra-t-il s'enfuir ? Et même le pourra-t-il ? On l'attend à Londres.
Ce roman — qui n'est certes pas destiné à plaire aux idéologues tiers-mondistes — se caractérise par un fort réalisme, informé des plaies de l'Afrique centrale. Publié à Londres en 1979 il est parfaitement prophétique. Il dénonce le pillage des masques africains par les collectionneurs. Il souligne les risques de nouveaux conflits ethniques. Il ironise sur les ambitions des organisations internationales soucieuses du développement de parodies d’États. Il se moque des idéologies — nationalistes ou égalitaires — des nouveaux leaders. Il se moque des petits chefs que le nouvel Etat promeut puis oublie. Il se moque même de la bureaucratie indienne rencontrée dans une institution londonienne. Il faut que je m'arrête pour que vous en ayez encore à découvrir ! Bref : un régal pas politiquement correct dans une écriture très maîtrisée.
• V.S. NAIPAUL - À la courbe du fleuve
Traduit par Gérard Clarence - Albin Michel, 1982, 327 pages. Repris en 10/18 en 1995.