Avec un tel titre, ça sent le western et la poudre. Sauf que l'affaire se passe entièrement dans le Sud profond, une génération après la guerre de Sécession dont l'écho se répercute en quelques passages du roman.
• Tom Franklin nous immerge en Alabama dans le comté de Clarke juste au nord de Mobile ; il rend palpable son climat chaud et humide accompagné d'une végétation exubérante : des pacaniers, des liquidembars, et la fameuse mousse espagnole qui pend aux branches des arbres comme dans la Louisiane des romans de James Lee Burke (par ex. "Dans la brume électrique avec les morts confédérés", filmé par Tavernier). Dans cette nature sauvage vit une faune caractéristique : le raton laveur, l'opossum, le mocassin — c'est un serpent — ou encore l'oiseau moqueur et le colin de Virginie... Tout en relevant du pittoresque ces éléments participent de la puissance de la création romanesque.
• Inspirée par des événements tragiques et bien réels, l'action se passe en 1898, à Grove Hill, chef-lieu du comté de Clarke, et dans la campagne environnante, peu peuplée. Cent ans plus tard, la densité du comté restera inférieure à 10 habitants au kilomètre carré. Il serait toutefois exagéré d'attribuer aux violences et aux crimes de la "Culasse de l'enfer" la seule cause de cette sous-population persistante... Cette violence exprime la brutalité du milieu social et est accentuée par l'analphabétisme et par l'alcool : « On disait que les Bedsole connaissaient des amis distillateurs (ou qu'ils distillaient du whiskey eux -mêmes), qu'ils se déplaçaient toujours avec une bonbonne de leur tord-boyaux et que quand ils repartaient, les cultivateurs avaient été "convertis" à leur cause par une muflée de tous les diables.»
• Le lecteur doit faire l'effort de retenir de nombreux personnages. En voici quelques-uns. William et Mack Burke sont deux adolescents hébergés par leur grand-mère, la veuve Gates, une sage-femme qui a accouché à peu près tous les humains du coin. Beaucoup de modestes paysans, petits propriétaires, ou fermiers, souvent endettés auprès d'un notable qui fait office de crédit agricole. Ces « paysans pauvres comme Job » dont les enfants vont pieds nus cultivent le coton ; ils sont presque tous blancs — du moins le récit n'évoque-t-il que rarement les Noirs, ceux qui n'entrent dans les magasins et chez les notables que par la porte de derrière. Tooch Bedsole est commerçant à Mitcham Beat, il tient le "general store" où s'approvisionnent les fermiers qui, suite à l'assassinat de son cousin Arch, ont formé cette coalition de paysans en armes appelée "la Culasse de l'enfer", sous prétexte que le shérif Billy Waite ne ferait plus respecter ni l'ordre ni la loi. C'est aussi l'avis des juges. « J'ai mené mon enquête, dit l'un, sur tout un tas d'incidents. Les incendies. Le bétail abattu à coups de fusil. L'église nègre saccagée de fond en comble. Le colporteur qui s'est envolé.» Et l'autre juge de conclure : « Et tout le monde dit la même chose, Billy. Je parle des électeurs. Que t'es trop vieux pour t'attaquer à une bande pareille.»
• Cette bande sanguinaire — dont on n'apprendra la véritable origine qu'à la fin du roman — groupe des voyous qui n'hésitent pas à venir tuer jusqu'en ville, avec la certitude de jouer aux justiciers, ainsi en est il quand Ernest McCorquodale veut expulser le pauvre Floyd Norris. Cela donne à l'affaire une allure de guerre sociale. D'autant qu'en face, et malgré le doigté du shérif, mais profitant de sa relative faiblesse, son beau-frère Oscar, le juge de paix, entreprend d'organiser une véritable vendetta des gens de la ville contre les amis de Tooch Bedsole, le tout sur la foi de « ce satané » Ardy Grant, un dangereux propre à rien plein d'ambition qui se verrait bien shérif.
• Le roman, dont la complexité s'apparente à un savant mécanisme d'horlogerie, fait du shérif Waite le personnage principal : de façon classique et comme dans un western, il est pris entre un sens des valeurs relativement teinté d'humanisme et l'obligation de faire tirer sur des criminels. Autre personnage clé, le jeune Mack Burke est coincé entre la crainte du shérif parce qu'il a contribué à un assassinat, et la crainte de Tooch, le chef de bande à qui sa grand-mère l'a remis comme esclave pour payer ses dettes. Ce ne sont là que quelques éléments pour inciter à ouvrir ce remarquable roman d'action autant que d'atmosphère et se laisser prendre par sa lecture envoûtante au fil du carnage.
• Tom FRANKLIN. La Culasse de l'enfer. Traduit par François Lasquin et Lise Dufaux. Albin Michel, 2005, 423 pages.