Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

 

Nathan-Ethno-roman.pngFondateur de la consultation d'ethnopsychiatrie à l'hôpital Avicenne de Bobigny en 1985, Tobie Nathan se raconte dans ce texte qu'il qualifie "d'exercice de sincérité". Sa vie prend sens dans ses racines familiales; né en 1948 d'une lignée de Juifs égyptiens qui remonte à 1492, T. Nathan ses parents et son frère furent expulsés du Caire en 1956, par une "opération de nettoyage ethnique" note-t-il avec humour. Exilée deux ans à Rome, la famille prit la nationalité italienne ; arrivé en France en 1958, T. Nathan fut naturalisé français en 1969. Lui qui a vécu le traumatisme migratoire à la confluence de trois cultures comprend les souffrances des populations venues d'autres horizons. Georges Devereux, professeur à l'Ecole Pratiques des Hautes Études l'a initié à l'ethnopsychiatrie en lui révélant ce qu'il savait sans le savoir par sa culture juive égyptienne ; l'observation des guérisseurs, en Afrique surtout, a conforté sa vocation : on ne peut soigner les migrants que si l'on connaît leur contexte culturel, leurs mondes intérieurs.

Son nom a toujours été sa bouée dans la tempête de l'émigration. Prénommé "Yom Tov", comme le grand rabbin égyptien du 19e siècle dont sa mère le savait la réincarnation, son père préféra le déclarer "Tobie" par prudence en 1948, année de la création de l'État d'Israël. Ce prénom n'étant pas reconnu par l'état-civil français, il choisit "Théophile", "celui qui aime Dieu": car Dieu demeure pour lui et les siens "un partenaire naturel" auquel il voue "un amour bien tempéré" qu'il distingue de l'extrémisme ashkénaze. Entre Garges-les-Gonesses et Gennevilliers, à l'âge de dix ans, la rencontre d'autres immigrés et du milieu ouvrier communiste renforce son caractère rebelle d'enfant "qui ne sait pas se taire" et "proclam(e) sa judéité". Tobie Nathan est demeuré insoumis aux pensées convenues.

Les événements de Mai 68 lui ont fourni l'occasion, en devenant "une graine de gauchiste" d'affirmer sa personnalité hors normes. Révolté, il a participé au bouleversement social d'alors sans jamais adhérer à aucune idéologie, tout comme il n'a jamais adhéré aux discours de ses enseignants: "je n'ai rien appris à l'école", j'étais un élève "incapable de me contraindre". Tobie Nathan ne ménage pas ses critiques à l'égard de ses professeurs de faculté dans les années 70, conférenciers sans passion qui ne suscitaient qu'ennui et indifférence. Excepté son maître, G.Devereux. T.Nathan a vite pris ses distances avec l'enseignement psychanalytique institutionnel et théorique. Il estime avoir davantage appris son métier grâce à ses patients : c'est de la pratique de terrain que naît la théorisation. Il dénonce de même le terrorisme de l'inconscient : les symptômes de sa maladie ne sont pas spécifiques à un individu mais proviennent du contexte culturel de sa naissance. Selon l'ethnopsychiatrie, aucun homme n'est mû par sa seule volonté mais demeure attaché, enraciné comme l'arbre, dans son monde et sa lignée. Et de conter l'anecdote de son fils Michaël, qui à cinq mois prononça le nom de leur chatte : ce pouvoir de la parole chez le bébé, c'était la voix en lui réincarnée du grand rabbi Yom Tov. La fréquentation des guérisseurs et l'efficacité de leurs pratiques ont convaincu T.  de l'existence des "esprits", des forces qui déterminent les hommes : "la main invisible", le destin. Savoir que les phénomènes de transe, de possession, les attaques de sorcellerie signent souvent la vengeance d'un ancêtre négligé, par exemple, confère à ce thérapeute la compétence de soin requise. Juif égyptien aux identités multiples, Tobie Nathan ne se vit pas pour autant comme exilé. Fin connaisseur de la langue arabe, il se sait africain et relié par sa judéité. Ethnopsychiatre, il allie les techniques rationnelles au respect du monde des "non-humains", comme Bruno Latour dont il se dit proche.

Outre l'évocation polémique du microcosme germano-pratin des années 70, ce passionnant récit autobiographique, en bouleversant nos certitudes rationalistes, nous incite à reconsidérer notre rapport au monde.

 

• Tobie Nathan : Ethno-roman. Grasset, 2012, 381 pages. - Prix Femina de l'Essai 2012.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE, #SCIENCES SOCIALES, #ETHNOPSYCHIATRIE
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :