Au commissariat d'une petite ville du Connecticut David Sears raconte sa vie à l'inspecteur Petrie : selon les chapitres, tantôt il tente de répondre aux questions du policier, de moins en moins inquisiteur et rationnel ; tantôt il évoque le passé familial, de plus en plus proche...
« Élevés par "le Vieux", un père schizophrène paranoïaque qui les a terrorisés, David et Diana ont ont, semble-t-il réussi tant bien que mal à échapper à la folie qui a ravagé leur enfance. David est devenu avocat dans leur petite ville et a fondé une famille. Diana a épousé Mark, un brillant spécialiste en génétique, et élève Jason, leur fils handicapé. La mort du petit garçon fait basculer ce fragile équilibre» (4è de couverture).
• Même si Thomas H. Cook suit les codes du thriller, il élabore son roman autour de la schizophrénie paranoïaque, ce qui le rend original dans le genre. Tout au long de ce huis-clos, seule la parole engendre l'action qui se déroule selon la fatale mécanique de la tragédie, incarnée d'entrée de jeu par la maladie mentale du "Vieux" décédé — « l'angoisse d'être comme papa », « tous souillés par la même tare »—. David ne peut nier que les comportements de sa sœur Diana rappellent ceux du père.
Habité par des "voix" le malade perçoit une autre réalité et se persuade qu'il est victime "d'ennemis" ; ils le poussent inéluctablement vers la mort sans qu'il ait prise sur sa vie : seules ses agressives poussées de démence manifestent sa vaine volonté de résistance. En outre, son exceptionnelle mémoire favorise la quête et l'accumulation de multiples cas criminels car pour lui la mort n'est jamais naturelle. Diana elle aussi fouille dans la préhistoire, découvre "l'homme de Cheddar", exemple d'anthropophagie d'il y a deux mille ans… Elle reste convaincue que Gaïa, la Terre Mère, est un être vivant qui dévore les hommes, ses enfants ; et dans les nombreuses citations de Shakespeare et des poètes anglais qu'elle mémorise, on retrouve la même obsession morbide. Ainsi, Diana refuse d'accepter la mort accidentelle de son fils et cherche des preuves contre son ex-mari, Mark. David, son cadet, très admiratif de cette soeur que le Vieux lui a toujours préférée, veut la protéger et ira même jusqu'à fabriquer cette fameuse preuve. Lui-même pourtant, se croit épargné par la tare paternelle. Cependant, dès le début du récit, le lecteur n'est pas sans s'interroger sur ses fréquentes visions et sur les voix qu'il entend. Cook l'amène progressivement à prendre conscience qu'il est souvent « happé dans une autre sphère mentale », jusqu'à avouer : « j'ai senti l'étau de notre destin refermer ses mâchoires d'acier sur moi ». Mais, en fait rien n'est clair car c'est grâce aux voix que l'on « sait des choses que l'on ne peut pourtant pas savoir. C'est la différence entre la folie et l'intuition.»
• Frontière bien poreuse du "normal" et du pathologique… Cette incertitude contamine l'inspecteur Petrie ; s'il apparaît au début très pragmatique, en quête de "preuves" tangibles, recevables, d'actes qui constitueront autant de "pièces à conviction", ses certitudes vacillent au fil des questions et il sombre dans les affres du doute… Le fréquent surgissement d'éléments "borderline", à la frange du rationnel dans le récit réaliste, l'absence de toute description du contexte de l'interrogatoire contribuent à donner au lecteur la sensation étouffante d'être pris dans les rets de l'écriture, manipulé, habité lui aussi. Après tout, l'univers du schizophrène est-il si éloigné de notre réalité? David nous laisse à y songer : « Nous sommes incapables de savoir où tel chemin nous mènera : c'est cette imperfection fondamentale qui dessine la tragédie de l'existence.»
• Un roman passionnant!!!
Thomas H. COOK - Les liens du sang. Traduit par Clément Baude, Gallimard, Folio policier, 2009, 331 pages.