Écrite pour le célèbre acteur Minetti, et à lui dédiée en 1976, cette pièce offre, par la mise en abyme, une intéressante réflexion sur l'illusion théâtrale. Certes la parole occupe l'espace ; mais elle le dispute à une réelle construction scénique : trois scènes d'intérieur et un épilogue en extérieur. Tout marque le vieillissement et le délabrement : dans le hall d'un vieil hôtel, dans Ostende enneigée un soir de Saint Sylvestre, le vieil acteur Minetti, sa valise et son parapluie, attend en vain le directeur du théâtre de Flensburg... Passent, toujours de gauche à droite, un vieil homme, un vieux couple, un nain et un infirme à masque de chien : au registre dramatique se mêlent le comique et le grotesque : l'attache du caleçon de Minetti pend sur son pantalon... La loghorrée de l'artiste submerge, en faux monologue, une dame qui résiste à sa fin grâce à l'ivresse du champagne, et un jeune couple qui, lui, file vers l'avenir...
Théâtralisation de la vieillesse, la pièce l'est surtout du statut de l'acteur : « son existence entière est toujours une autre existence » puisqu'il endosse tous les rôles que « tout au long de la vie nous simulons » pour faire prendre conscience au public de ses illusions. Le thème du masque est donc central dans cette pièce : celui du Roi Lear et tous ceux du réveillon de Saint-Sylvestre. « Troubler [la] quiétude » du public, telle est la fonction du véritable acteur. Or « le monde veut de la distraction » et non éprouver un malaise ; le grand acteur, pour Bernhard, est un grand provocateur rejeté par le public qui refuse « le bonnet de l'esprit », qui refuse de voir représenté ce qu'il ne veut pas voir. C'est pourquoi « le théâtre est un art monstrueux »; hors de ses rôles le comédien n'est que vide : « l'art dramatique c'est l'art de la folie » et l'acteur subit de telles tensions qu'il en explose et finalement se suicide. Si, depuis trente ans Minetti n'est plus remonté sur scène, c'est en raison de son intransigeance, de son refus de jouer du théâtre classique, celui qu'aime le public car il ne le perturbe pas. Minetti reste fixé sur le Roi Lear, dont il transporte le masque dans sa valise... On retrouve là l'attirance de Bernhard pour l'Angleterre et sa haine de l'Allemagne, de Lübeck qui l'a chassé.
Ce vieil acteur tient autant du "Roi se meurt" de Ionesco que de la clochardise de Godot ; ne lui reste que la parole, et son obsession de rejouer encore... Il se croit un Juste et une Victime quand il n'est plus qu'un vieil acteur face à la pire des fins : pour avoir voulu nous révéler notre goût dangereux pour l'illusion, il n'a jamais été personne.
Thomas BERNHARD - Minetti
Texte français de Claude Porcell. L'Arche, 1983 [1977], 70 pages.