C'est l'un des premiers romans de l'écrivain autrichien (Das Kalkwerk, 1970) et l'un des plus anciennement traduits en français. Autant dire qu'un lecteur d'aujourd'hui peut être tenté d'y rechercher la génèse de ses thèmes favoris : l'échec, la folie, la récrimination par exemple, sans compter que son écriture caractéristique s'y trouve déjà établie.
De quoi s'agit-il ? Un homme âgé, Konrad, et sa femme infirme née Zryd, sont installés depuis cinq ans dans les bâtiments d'une ancienne usine vouée à la fabrication du plâtre, loin de toute grande ville. Le site est très isolé : l'hiver le chasse-neige municipal ne vient plus jusqu'à la Plâtrière depuis que l'usine est morte. Par ailleurs, Konrad n'a pas souhaité installer le téléphone par souci de travailler dans la plus grande tranquillité. Comme Koller dans les "Mange pas cher", il a en tête l'essai qu'il a choisi d'écrire. Il ne répond plus à ses correspondants et limite ses relations à quelques voisins et notables de sa campagne, principalement Wieser et Fro, intendants de deux domaines proches. Jadis riche héritier, Konrad a fini d'épuiser sa fortune en aménageant la Plâtrière et il a même dû vendre de nombreux meubles à un antiquaire véreux. Mais il a conservé son tableau de Francis Bacon et le piano sur lequel il interprète — de moins en moins — ses musiciens préférés. Elle et lui étaient passionnés de musique classique et écoutèrent jusqu'à s'en lasser la symphonie Haffner. Sinon, c'est la lecture de Kropotkine et d'Ofterdingen (*) qui occupe ses pauses dans ses prétendus travaux sur l'ouïe.
En fait ceci appartient au passé. Le roman commence par la fin : Konrad a assassiné sa femme à coups de carabine pendant la nuit de Noël, la police est venue l'arrêter, il a été jugé et jeté en prison. Tout le texte — il n'y a aucun rebondissement et aucune surprise finale qu'il faudrait éviter de dévoiler ici — tout le texte, disais-je, est constitué des propos rapportés de Wieser et Fro avec Konrad, voire d'interventions d'un très épisodique narrateur qui vend des polices d'assurances. Ces conversations, où l'on rapporte aussi bien des hypothèses sur le drame que des souvenirs sur les occupations quotidiennes du couple, font aussi état d'autres interlocuteurs, tels Höller un voisin qui apporte au couple de reclus des plats préparés à l'auberge voisine, ou Koller le garde-chasse, ou encore l'architecte qui a aménagé la Plâtrière. Naturellement toutes ces conversations s'inscrivent dans un texte sans alinea et donc très compact, assez redoutable à lire, et très riche en lentes variations des sujets abordés. Mais la patience paie : on apprend que Konrad et sa femme ont pris en 1936 le Transsibérien jusqu'à Vladivostok et visité toutes les grandes villes d'Europe, dépensant sans compter, et qu'après "des dizaines d'années" le couple s'est disputé pour décider du lieu de sa retraite. Ou bien Toblach où Mme Konrad avait grandi, ou bien Sicking et donc cet ermitage sinistre coincé entre un lac et de hauts buissons, aux fenêtres protégées de barreaux, et aux immenses pièces quasi vides, une sorte de prison sans gardien où l'emménagement tient quelque part du suicide du couple qui possède par ailleurs quantité d'armes à feu.
Konrad prétend travailler à un Traité sur l'Ouïe. « Oui, avait dit Konrad à l'architecte (selon Wieser), il n'y a pas d'ouvrage concluant sur l'ouïe, le seul ouvrage honorable, de quelque valeur, sur l'ouïe, remonte à trois cents ans. Tout le reste à ce sujet est un bousillage…» Il s'y prépare en appliquant jour après jour la méthode du docteur viennois Urbantschitch, répétant à sa femme prisonnière de son infirmité des séries de mots à voix basse ou à voix haute, à l'oreille gauche puis droite, tout en faisant parfois des pauses de lecture. Sa femme est ainsi soumise à une sorte de tension proche de la torture, ce dont elle se venge aimablement… « Au moment précis où il lui citait Wittgenstein, elle l'envoyait chercher du cidre à la cave (avait dit Konrad à Fro).»
Des heures durant, inlassablement, Konrad poursuit l'expérience. Qu'en tire-t-il ? On ne sait. Mais il prend des notes. Quant à la rédaction du traité, ce n'est jamais le bon moment. On voit bien que l'échec tient à de multiples facteurs, principalement l'indécision de Konrad (écrire le traité ou répondre au courrier ?), son vertige devant la page vierge — ce qui peut renvoyer aux angoisses de Thomas Bernhard lui-même — mais surtout au fait qu'il n'a rien à dire. Sa recherche est une impasse ; elle symbolise une vie gâchée, et toujours à deux doigts de la folie. Outre le meurtre, des rêves faits par Konrad vont dans ce sens. L'un où le Traité est fini et où l'épouse, de nouveau bien vaillante, s'introduit dans le bureau du chercheur et jette tout dans la cheminée : « Voilà l'Essai brûlé, tout ton Essai est brûlé ! dit Mme Konrad. A présent tu peux de nouveau te casser la tête en te demandant comment tu vas le rédiger, te casser encore la tête quelques dizaines d'années, sur sa rédaction, il n'est plus là ! » Un autre où Konrad peint tout en noir dans toutes les pièces de la Platrière, objets et femme compris !
Par rapport à d'autres "romans" de Thomas Bernhard, il y a ici encore peu de récriminations contre l'Autriche (**), son « pays dégénéré », thème qui ira croissant jusqu'à l'apothèose de la pièce "Place des Héros", mais ce n'est pas une raison pour bouder son plaisir, à condition sans doute d'avoir déjà lu un texte plus facile (et plus récent) du même auteur.
Thomas BERNHARD : La Plâtrière
Traduit de l'allemand par Louise Servicen
Gallimard, "Du Monde Entier" 1974, rééd. 1989, 224 pages.
(*) Novalis, auteur d'Henri d'Ofterdingen, est l'auteur allemand préféré de Thomas Bernhard (cf. Maîtres Anciens et exergue des Mange-pas-cher).
(**) « Notre pays, dans sa beauté, est un cimetière d'idées, un sinistre désert de vols vers les cimes,
écrasés au sol, une succession d'échecs, d'humiliations, d'anéantissements de la grandeur…» (page 182). Et lors d'un séjour à Vienne, Konrad est empêché d'écrire par « la débilité
mentale des gens.»