Thierry Pillon, sociologue du travail, s'est intéressé aux récits de vie tenus par des ouvriers surtout, des ouvrières aussi, de M. Audoux en 1910 à S. Rosière en 2010. Tous disent les conséquences du travail physique sur leur corps et leur mental. Certes, des mineurs au travail à la chaîne, les formes du travail en France ont évolué, mais bien des constantes demeurent. Certains ouvriers ont rédigé seuls leur autobiographie, d'autres ont été aidés par des intellectuels; tous ont souci de se valoriser à travers l'écriture. La plupart n'ont pas choisi d'être ouvriers, certains l'ont voulu : tous témoignent de la fierté du métier comme de la colère et des souffrances qu'il induit. Si "le corps à l'ouvrage" habite tous ces récits, on y trouve également l'expression de la mentalité ouvrière ; et malgré l'épreuve physique, aucun n'est totalement empreint de désespoir.
Si l'usure du corps, les troubles perceptifs et respiratoires furent surtout le lot des mineurs, l'organisme de l'ouvrier dans l'industrie automobile ou chimique, par exemple, souffre également. Le travail à la chaîne contraint le corps à des postures inconfortables, à des gestes répétitifs peu à peu intériorisés : "la machine colonise le mental", l'ouvrier , totalement dépossédé de lui-même, fait corps avec elle. S'ajoutent les troubles nerveux, la dépression, le sentiment de culpabilité quand l'accident emporte un compagnon. Pour survivre dans ce contexte éprouvant, les ouvriers, surtout les hommes, développent des stratégies compensatrices. Si le bizutage des plus jeunes a disparu, il reste les plaisanteries et les défis virils des travailleurs entre eux : les capacités physiques, la résistance à la douleur, le courage endurant assurent aux meilleurs la valorisation et la reconnaissance par le groupe de pairs.
Même si le corps souffre à l'ouvrage, même si l'ennui et le sentiment de déqualification empêchent de trouver le sommeil, les auteurs de ces récits, quelle que soit l'époque, attestent d'un certain plaisir d'être ensemble, en une petite communauté soudée face aux patrons. Cet ouvrage — aisément abordable — de T. Pillon a le mérite de nous rappeler qu'il existe toujours des ouvriers en France en 2010, même si les secteurs d'emploi ont changé.
Thierry PILLON. Le corps à l'ouvrage. Stock, 2012, 196 pages.