Saul Karoo est "script doctor" : pour un producteur de Hollywood, il est capable de rectifier un scénario ou de refaire le montage d'un film afin de lancer une nouvelle star jusque là négligée par un vieux réalisateur. De ce métier il vit bien, mais à distance des studios californiens. L'action commence ainsi à New York de manière souvent cocasse avant de se transporter à Los Angeles ; Karoo fréquente des hôtels de luxe où la peinture contemporaine est prisée. « Les murs de la suite étaient couverts de tableaux abstraits (…) Le genre que l'on trouve dans le siège social des grandes multinationales. De l'art abstrait, mais qui ne serait pas une abstraction de quoi que ce soit. De l'art, mais déconnecté de tout. De l'art non confessionnel, pas sectaire, apolitique, non idéologique, non régional, non national. Peut-être de l'art universel.»
• Karoo, le narrateur, est un personnage peu sympathique souvent insupportable et dont on se moque assez vite. Ce n'est que bien plus tard qu'on pourra éprouver de la compassion pour lui, mais elle n'ira pas jusqu'à la fin du texte. Oui, on se moque de Karoo et il y a bien de quoi : buveur invétéré mais jamais saoul, il se croit assez finaud pour singer une ivresse proportionnée à ses consommations. Mari adultère, il ne semble pas s'apercevoir de la classe de son épouse, Dianah, à qui il multiplie les scènes au restaurant où elle se montre « en très grande forme vocale » – scènes qui se transforment en mémorables morceaux de bravoure, au lieu de régler leur divorce. Père lamentable, il faut que son fils (adoptif) accède à l'université pour qu'il s'aperçoive qu'il s'est rarement soucié de lui. La bêtise de Karoo éclate aux yeux du lecteur lors d'un rendez-vous médical afin de contracter une nouvelle assurance maladie : furieux de se voir retirer 2 cm de sa taille et ajouter 14 kilos à son poids, il part en claquant la porte après s'être moqué de la secrétaire à cause de son nom germanique et de ses seins généreux. Quant à sa goujaterie elle consiste à faire passer la fille mineure d'une amie pour sa maîtresse à seule fin d'épater un producteur qui ne se déplace jamais sans une escorte sexy. Et le comble, c'est que c'est lui le narrateur !
• Qu'en est-il de l'intrigue ? L'auteur qui est était dramaturge et scénariste s'y entend pour monter une histoire originale aux multiples développements. Billy, donc, a été adopté par le riche couple que forment Saul et Dianah. Cela s'est fait juste à la naissance de l'enfant : la maman, bien trop jeune pour assumer sa maternité et accablée par la mort accidentelle du père de l'enfant, a seulement eu une brève communication téléphonique avec Saul, au moment des démarches administratives gérées par un homme de loi. Vingt ans plus tard, Saul croit reconnaître la voix de la vraie génitrice de son fils en visionnant un film pour lequel elle a joué un petit rôle de serveuse de bar. Cromwell son ami producteur (qu'il nous dit détester, mais on finit par douter de ses raisons…) l'a recruté pour transformer ce film. C'est ainsi que Karoo fait la connaissance de Leila Millar, qu'elle lui confie son passé, et qu'il s'évertue de refaire le montage du film pour introduire des scènes qui feront d'elle une starlette. Leila et Karoo deviennent amants et passent des vacances en Espagne avec Billy qui vient de finir sa première année à Harvard. Leila et Billy jouent au tennis. Leila et Billy font des excursions en voiture. « Il lui arrivait de se sentir superflu en leur compagnie. Il savait qu'ils l'aimaient tous les deux, mais il ne pouvait que remarquer qu'ils s'aimaient davantage...» Quand ils rentrent aux USA Karoo n'a toujours pas dévoilé à chacun ce qu'il est par rapport à l'autre. Il prévoit de le faire à Pittsburgh lors de la présentation du film au public. Mais le sort en décidera autrement. Et la comédie devient une tragédie dont Karoo ne se relèvera pas. Il cesse alors d'être le narrateur. Reste de quoi faire un beau scénario et obtenir un prix Pulitzer...
• "Karoo" est donc un livre bien près d'être un chef-d'œuvre de premier plan. Pour ma part j'ai tendance à trouver deux points faibles. L'écriture se complait dans de trop fréquents bavardages (qui donnent envie de sauter des paragraphes). Le changement de narration, correspondant à la dernière partie, finit par rompre l'intérêt du livre, surtout dans les pages finales. "Karoo" reste toutefois un livre passionnant, impossible à réduire à une critique du milieu cinématographique même si la couverture a aussi le tort de nous présenter un duel de deux écervelés...
• Steve TESICH - Karoo - Traduit par Anne Wicke. - Monsieur Toussaint Louverture, 2012, 606 pages.