Née à Tunis, spécialiste des relations Nord-Sud et chercheuse à l'IRIS, Sophie Bessis a publié depuis une trentaine d'années une douzaine d'essais, dont une biographie de Bourguiba, et consacré deux ouvrages aux femmes africaines. Avec ce récit très allusif et impressif — qui vient de recevoir le Prix Senghor 2010 — l'auteure s'aventure à l'écriture d'elle-même : elle se dit sans se dire, ballottée entre deux rives, entre passé et présent, entre engagement politique et vie personnelle. Le recours fréquent aux métaphores, aux périphrases, l'anonymat — ou la seule initiale — de personnes jadis côtoyées jettent un voile sur le récit de ces micro-souvenirs présentés comme des contes "vrais parce que tout a existé". Voile de pudeur, de prudence? Ce texte est son premier publié chez Elyzad, à Tunis. Il appert néanmoins que cette exilée parisienne reste attachée à son "pays des soleils clairs et des murs blancs", ce Dedans qui seul lui offre le vrai repos...
" Il était un lieu" où grandit S.Bessis, une terre où le méchant Zaïm — le chef — entravait la liberté. Enfuie à Paris pour y faire ses études, un temps militante dans les rangs du P.C., Sophie Bessis la "juivarabe" se remémore ses compagnons d'alors : tous, solidaires, dénonçaient à Paris dans les années 70 le régime de Bourguiba ; arabes et juifs, ils étaient les "mélangés", les "impurs" — "jamais on ne parl(ait) de religion. On n'y pens(ait) même pas". Leur arme? la "dynamite épistolaire". N. le réformiste, à l'inverse de M. le révolutionnaire, les poussait à publier des livres. Tous deux ne sont plus... Les autres, "extraterrestres", se retrouvent vingt ans après. Tous continuent de croire au pouvoir des mots, à la nécessité de les écrire pour les libérer de la prison des mémoires. Au Maghreb déjà, S.Bessis et son amie Sol avait recueilli les mots des femmes et ceux des "oubliés du monde" au coeur des Afriques subsahariennes de sa jeunesse. L'auteure "ramass(ait) les mots", ceux qui disaient la violence du Timonier sur les opposants, le bagne en prison, la pauvreté et le dur travail...
Il faut écrire aujourd'hui pour conserver ces mots, censurés aussi par la radicalisation islamique, quand, venant du "Dehors", de Paris "la ville qui ne connaît pas la lumière", S.Bessis réinvestit son "Dedans" tunisien, "les minarets mégalomanes" agressent son regard.
Comme dans nombre de contes, on idolâtre et on redoute le Chef unique, bon et sanguinaire. Comme dans tout pays soumis au dictateur, le livre est la voix de la résistance, l'exil la voie de l'action.
Le style de S.Bessis respire dans cet entre-deux, mi lien, mi solitude: sa plume baignée autant des chaudes couleurs d'Afrique subsaharienne que du banc-bleu maghrébin, se teinte à l'occasion du rouge acide des mûres et des groseilles françaises ; la syntaxe parfois hoquette —"nous ne sommes plus beaucoup des qui voyagent".
Cet entre deux rives a construit l'identité de S.Bessis. À travers ce récit, pointe l'essayiste éclairée au fanal de la rationalité "puisque Dieu n'est plus revenu — Ni celui des miens, ni celui des autres".
• Sophie BESSIS : Dedans, Dehors. Editions Elyzad, Collection "éclats de vie", 2010, 136 pages.