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Poétesse bengalie reconnue, Shumona Sinha prête des mots de chair et de souffrance à sa narratrice anonyme, jeune femme immigrée du sous-continent indien, interprète dans un bureau d'accueil de demandeurs d'asile, sous le "ciel caillé" d'une sordide banlieue parisienne. Sur "la peau de béton du parking", toujours "un frisson bleu parcourt" le dos de cette amoureuse de "la gymnastique des langues" et des images. Pour elle, trait d'union entre les immigrés, les officiers d'accueil et les avocats de la cour d'appel, tout est mensonge et comédie ; les "mots caméléons" déguisant la vérité ne véhiculent que "les déchets des rêves" de ces requérants : ils mentent pour obtenir l'asile politique ; les "hommes blancs" leur mentent pour masquer leur impuissance à les aider. "Outil le plus fragile de cette usine à mensonges", la jeune interprète se déchire entre sa compassion spontanée et son mépris haineux de ces pauvres. Toute une nuit, mise en examen au commissariat pour avoir brisé une bouteille de vin sur la tête d'un immigré, harcelée par les questions de Monsieur K., elle "descend dans ses sous-sols" et tente de comprendre pourquoi, comme la "Pierre de patience" de T. Rahimi, elle a fini par éclater.

 

Le titre emprunté à un poème en prose de Baudelaire, l'exergue à P. Quignard, donnent sa pleine signification au récit : "celui-là seul est l'égal d'un autre qui le prouve ; celui-là seul est digne de la liberté qui sait la conquérir". (Baudelaire : Assommons les pauvres!)

La jeune narratrice est "passée de l'autre côté", elle a trouvé la volonté de "couper les ponts" avec l'Inde de la partition et "d'effacer le souvenir de la misère". Vêtue de "robes gaies", "drapeau d'une vie meilleure", son intégration semble évidente. "Les gymnastes langagiers se sont battus et ils ont réussi", elle aussi. Elle ne supporte donc pas le manque de pugnacité de ces demandeurs d'asile, ces "méduses mal aimées", et veille à "dresser une muraille" entre elle et eux : "leur misère ne justifiait pas leurs mensonges, leur misère m'agaçait" confie-t-elle à M.K. Comme Baudelaire et le mendiant, la jeune femme frappe l'immigré pour lui rendre "l'orgueil et la vie".

 

À écouter toujours le même récit des requérants, la lassitude et l'indifférence gagnent les officiers d'accueil, impuissants à améliorer le sort de ces pauvres : cette fallacieuse comédie des mots rend la compassion insupportable. Seuls les "anges de l'aide sociale" y croient, car "l'œuvre de charité apaise la conscience coupable (…) On se sent un peu plus humain" : là encore l'interprète débusque avec amertume l'hypocrite mise en scène. Si l'on ne peut rien pour eux, alors "assommons les pauvres": "la misère, comme la vérité, est à étouffer, à enterrer".

La liberté, "la possibilité d'aller où on veut" , voilà le premier mot caméléon, car seules les bêtes sauvages la connaissent, et les hommes qui se battent pour tenter de s'en approcher...

Pourquoi la jeune femme a-t-elle frappé l'immigré? Pour se défendre, se protéger, par incapacité à contenir davantage son propre traumatisme migratoire… Shumona Sinha a été elle-même interprète : son récit est un livre de vérité, autant celle de la misère aux mots "assassins, hideux", que celle de la conscience humaine. Mais l'auteur a pris la liberté de la vêtir d'une sombre beauté.

 

• Shumona SINHA.  Assommons les pauvres ! - Éditions de l'Olivier, 2011, 154 pages.


 


 


 


 


 



 

 

 

 

 

Sinha-Assommons-les-pauvres.png

 

 

 

 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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