"Nécropolis 1209" est un roman considérable, baroque, témoignant d'une imagination débordante! Le principal narrateur — dont on ne connaîtra que de possibles initiales— est un écrivain colombien qui séjourne à Rome et se remet d'une maladie indéterminée, peut-être bien "le mal de Montano", quand lui parvient une invitation à un congrès sur la biographie. Le cadre du roman se déplace alors à Jérusalem, au célèbre hôtel King David. Notre héros fait ainsi la connaissance d'un grand nombre de "collègues", si l'on peut dire, car il y a peu de véritables écrivains parmi les invités. Ils doivent tous se faire conteurs, de leur biographie ou de celles qu'ils inventent. Le pays est en guerre ; les bombardements aériens et les tirs d'artillerie finiront d'ailleurs par mettre prématurément un terme au colloque.
La structure du roman de Santiago Gamboa est de type sandwich : la partie centrale, "le livre des orages", est constituée de trois longs récits insérés dans le témoignage du narrateur principal. Un érudit du nom de Supervielle livre l'histoire de deux joueurs d'échecs. Avec "le survivant", Kaplan, un entrepreneur juif venu de Bogota, fait le récit palpitant d'un garagiste colombien, soupçonné d'être proche des FARC, enlevé par les paramilitaires, et qui parvient à s'évader pour réaliser sa vengeance. Lointain écho du "Comte de Monte Cristo" d'Alexandre Dumas, c'est celui que j'ai préféré de tous les récits brefs présentés au Congrès. Pour clore ce "livre des orages", Sabina Vedovelli livre son autobiographie d'actrice porno, ne nous épargnant rien de ses prouesses sexuelles devant les caméras.
Ténu, le fil conducteur de ce roman plein de violence et d'humour consiste en l'histoire de José Maturana, ex-drogué, ex-taulard, ex-pasteur évangéliste en Floride, devenu écrivain pour l'église de son gourou tatoué Walter de la Salle, puis poète et missionnaire itinérant. Maturana témoigne ainsi, dans les trois chapitres pairs de la 1ère partie, de ce que fut son "Ministère de la Miséricorde", histoire surprenante, croustillante et truculente qui vaut à elle seule qu'on ouvre ce bouquin, —que certains lecteurs ont pris à tort pour un thriller ou un polar à cause du titre homonyme d'Herbert Liebermann. Comme José Maturana met fin à ses jours, le congrès s'émeut tandis que les bombes pleuvent sur la ville. Le narrateur des trois chapitres impairs de la 1ère partie reprend malgré tout son enquête sur l'ex-pasteur : c'est "Nécropolis", la 3ème partie du roman, tandis que les témoignages des deux femmes que José a connues, Jessica et Wanda, viennent contredire et compléter ce que les congressistes ont entendu.
Santiago Gamboa n'est pas avare de références culturelles avec par exemple les livres qui attendent le narrateur débarquant dans la maison insulaire de Maturana, ou avec sa conversation chez la Vedovelli. « Vous aimez la littérature italienne ? demanda-t-elle. Eh bien on pourrait parler pendant des jours de la beauté de cette littérature, mais par où commencer ? Carlo Emilio Gadda, Bufalino, Carlo Levi et Primo Levi, les poèmes d'Ungaretti, et ce terrible poème de Salvatore Quasimodo : "Tout homme est assis dans le cœur de la terre/ traversé par un rayon de lumière/ Et aussitôt la nuit tombe", je me trompe peut-être un peu, ma mémoire est mauvaise. Il y aussi Calvino, Sciascia et Boccace, dont les personnages cernés par la peste se réunissent pour raconter des histoires, comme nous le faisons dans ce congrès assiégé…» L'intrigue s'inscrit effectivement dans l'héritage du "Décaméron" de Boccace, à ceci près que la peste qui maintenait enfermés les personnages dans une villa toscane est ici un conflit israélo-arabe pour le contrôle de Jérusalem alias « AlQuddsville ». Si dans le "Décaméron" on lit que les personnages « goutèrent pour la première fois les grands plaisirs de l'amour », dans l'œuvre de Gamboa des scènes très crues abondent avec le récit de la Vedovelli et cette tendance pornographique tend à déborder. En contre-partie —si l'on peut dire— l'auteur s'amuse avec les noms des lieux ou de ses personnages, inventant l'écrivain Rachid Salman, ou peuplant son roman d'Ebenezers! Un prénom qui évoque la perte de l'arche d'alliance tombée aux mains des Philistins. Quant à 1209, ce n'est pas une date dans un ancien conflit du Proche-Orient, mais un numéro de chambre… En somme un gros roman plein d'ombres et de lumières, aux registres variés, pour un public averti.
• Santiago GAMBOA : Nécropolis 1209. Traduit par François Gondry. Métailié, 2010, 413 pages.