Robert Walser a quitté Berlin où il vivait avec son frère peintre, pour revenir dans sa Suisse natale à la veille de la Grande Guerre. "La Promenade" est un texte qui appartient à ces années passées à Bienne entre 1913 et 1921. On pourrait supposer que c'est Bienne qui lui sert de cadre : « Le soir était maintenant tombé, et je parvins alors, par une jolie route tranquille ou un chemin de traverse qui courait sous les arbres, jusqu'au bord du lac, où se terminait la promenade.» Sans doute le lac de Bienne n'est-il pas le seul lac de Suisse. De plus, la promenade se passe-t-elle réellement en Suisse pays neutre alors que, arrêté à un passage à niveau, le promeneur voit circuler un train plein de militaires allant défendre leur patrie ? La rédaction à la première personne pose la question autobiographique : je crois que la réponse est sans surprise puisque Robert Walser trouvait l'inspiration dans la promenade.
• Un matin d'été Walser sort de chez lui dans l'intention de consacrer toute une journée à la promenade. Ensuite il écrira cette journée, épisode par épisode, tout en interpellant son public : « Est-ce qu'à présent ces messieurs et dames qui sont mes lecteurs et protecteurs, et qui acceptent avec bienveillance et excusent ce style solennel et extrêmement pompeux, voudront bien m'autoriser à attirer leur attention sur deux personnes, etc…? » Robert Walser préfère-t-il la promenade ou l'écriture ? Il avoue « qu'il aime tout autant se promener qu'écrire, encore qu'il aime peut-être un tout petit peu moins cette dernière activité.»
• Walser remplit d'anecdotes ce carnet de promenade quand d'autres, tel Nicolas Bouvier, feront d'épais récits de voyage. Une jeune chanteuse, une comédienne supposée, un tailleur à qui le narrateur a commandé un costume, une femme qui l'a invité à déjeuner, un employé du fisc, un libraire à qui il refuse, amusé, d'acheter un best-seller : le promeneur s'adresse à eux tous pour quelques mots de conversation. Par ailleurs, la forêt, les fontaines, les usines, les fleurs des jardins, les voitures qui circulent, des passantes, des maisons, un vieux château, etc… forment matière à donner son opinion, à s'épancher sur le monde et la société comme ils vont.
• Le promeneur solitaire ne s'égare pas dans les rêveries de Jean-Jacques, cet autre Suisse : il est un moraliste qui a des opinions critiques sur le monde qui va bien mal déjà en ce début de XXe siècle. « Cette misérable maladie qui consiste à paraître plus que l'on n'est, que le diable l'emporte, car c'est une véritable catastrophe.» En cause, la clinquante devanture d'une boulangerie provoque cette fureur du promeneur. Il condamne « la vantardise et l'épate » et revendique la simplicité et le naturel. Écolo avant l'heure il s'en prend à « l'assommant bourdonnement de toutes ces automobiles » et à « l'odeur nauséabonde et délétère qui va avec et que personne au monde ne saurait aimer.» Mieux vaut apprécier la Création, « la bonne et fidèle terre », les papillons et les fleurs.
• Le beau sexe constitue l'autre préoccupation de l'auteur de quarante ans quand il écrit "La Promenade". Près d'une fontaine, il zieute « une ou deux dames portant des jupes d'une brièveté stupéfiante, et des bottines de couleur d'une hauteur, d'une étroitesse, d'une finesse, d'une élégance et d'une délicatesse surprenantes...» (Attention, lecteur, nous sommes en 1917: il ne s'agit ni de Jane Fonda dans "Barbarella"… ni d'Olga Kurylenko dans le récent "James Bond".) Chemin faisant, Walser remet çà, passant des fleurs aux filles : « Je suis généralement moi-même un admirateur et un amateur de ce genre de belles plantes virginales, adorables, soignées jusqu'au bout des ongles et délicates comme le clair de lune. Une ravissante adolescente pourrait m'ordonner de faire quasiment tout ce qu'elle voudrait, je lui obéirais aveuglément.» En fin de journée : « Peut-être par suite d'une grande fatigue ou pour quelque autre raison, je pensai à une jolie fille et au fait que j'étais bien seul au monde, et que ce n'était sûrement pas bien…» Il va de soi que le moindre lecteur doit compatir avec l'auteur solitaire.
• Un auteur agréable à lire, capable d'être à la fois critique et aussi très candide. Un auteur à découvrir d'urgence même s'il n'a rien écrit après 1925. Robert Walser, qui a passé le reste de sa vie en clinique psychiatrique, a inspiré Enrique Vila-Matas (voir Dr Pasavento). Tous ses livres sont publiés chez Gallimard.
• Robert WALSER - La Promenade
Traduit par Bernard Lortholary, Gallimard, 1987, coll. "L'Imaginaire", 2007, 116 pages.