Chaque lundi, le petit Claude, Claude Mirgue, représentant en assurances, débarque à Siom chez Yvonne Piale et, le pastis aidant, l'institutrice à la retraite instruit son petit-cousin de l'histoire des Piale. Ensuite il passe l'après-midi auprès de sa maîtresse, Sylvie Dézenis, dont le mari fait le commerce des bois et que les ragots désignent sous le terme de "la poulasse". Semaine après semaine, le couple fait le tour des hôtels du canton, et échoue à Siom chez Berthe-Dieu, dix chambres. Leurs ébats sexuels ne les empêchent pas de faire le point sur l'histoire des sœurs Piale qui progresse ainsi d'un lundi à l'autre.
D'un côté les Barbatte, trois générations, un château, des terres et des forêts. De l'autre les Piale, leurs métayers sur le domaine de Montheix. Deux familles, deux mondes qui se touchent mais qui ne se mélangent pas. Le roman se passe dans les campagnes de Corrèze, à Siom (en réalité Viam), pays de Richard Millet et de l'inégalable Ma vie parmi les ombres. Chacune à son tour, les trois sœurs Piale — Yvonne, Lucie et Amélie — vouent au jeune Eric Barbatte un amour platonique doublé d'un désir inabouti car impossible à réaliser.
Les Barbatte, enrichis par le vinaigre et la moutarde de Dijon. Les Barbatte se sont faits "gentillâtres campagnards" à Montheix. Le fils du "vieux Barbatte", « le Marcel, le mauvais fils, le propre à rien, le gouriassou, amer de n'avoir pas plus belle gueule, plus grosse rente ni femme plus jolie » couche avec les servantes. « Et elle, la bru, la fille de l'éthéromane – pas même quelqu'un de chez nous, mais de Paris, bien sûr, car il n'y a que là-bas qu'on peut attraper un tel vice, l'éther…» Le fils, Eric, connu pour ses nombreuses fiancées, sophistiquées et provocantes, mène de temps à autre une vie mondaine au domaine. Ce prétendu château est devenu une grosse bâtisse décrite en ruines au début du roman, et abritant la chapelle abandonnée, lieu du "mariage" parodique de Lucie. Au temps d'Eric la forêt est généralisée : ce sera la retraite pour le vieux Piale.
Les Piale, fiers paysans corréziens. Le métayer Albert Piale a survécu à la Grande Guerre dans l'Argonne, revenu physiquement entier "avec ses breloques"; «…il appartenait au monde des tranchées, qu'il l'ait voulu ou pas, et que quelque chose de lui était resté là-bas, dans cette terre d'Argonne, quelque chose comme une génération qui ne se renouvellerait pas, il le savait, les survivants étant à peu près aussi morts que les autres, un peu maudits en outre, et forcés d'expier d'en avoir réchappé.» Son fils Pierrot étant mort en bas âge, Mélanie, la mère Piale, « semblait tenir autant que lui à enfanter un héritier mâle » : il la conduisit chez Jean Chantegrolle, le rebouteux. Ainsi naquit Amélie. Mais les filles Piale n'auront pas d'enfant.
Les trois filles Piale sont amoureuses du châtelain à commencer par Yvonne, l'aînée, qui enclenche le cycle, encore petite-fille, à travers la haie des troènes à Montheix. En 1945 elle entre à l'École normale d'institutrices à Tulle et est nommée à Villevaleix, pour la rentrée de septembre 1949 ; premier poste et début d'une longue série à travers la Corrèze. C'est la promotion sociale pour une fille de métayer. Pour elle c'est un "apostolat"; « l'état d'institutrice ne souffre de vie privée que réduite à la toilette, au sommeil et aux songes, le reste du temps voué (…) aux heures strictes de la classe qui égrenaient dans l'année le grand rosaire laïque…» Elle annonce son mariage à Eric Barbatte un jour qu'ils se croisent dans un restaurant. Faute de châtelain, Yvonne est tombée amoureuse d'un gars de Chamberet. Mme Mirgue fut de la noce : « Yvonne n'était même pas en blanc.» Alain Firmigier est mort deux ans plus tard : « un mariage pour rien ». Plus tard, elle a une relation hebdomadaire avec un professeur d'Ussel. Tandis que Lucie, pauvre innocente, reste la plus jolie fille du canton, « la plus jolie figure et qui ne le savait pas », Amélie grandit ; elle est appréciée au domaine de Montheix et Eric dès qu'il en est héritier fait d'elle son régisseur. « Elle n'était pourtant pas commode, Amélie Piale.» En clair : elle refuse d'épouser le châtelain après l'accident du travail qui fait d'elle une handicapée. Et pour marquer son appartenance à la classe populaire elle se jette dans les bras de Bocqué, dit le grand Bocqué des Buiges, un coureur de jupons qui, selon la rumeur villageoise, non content de trousser Amélie et ses sœurs, aborde avec succès les touristes étrangères en maillot de bain. Encore un mariage éphémère.
Les relations amoureuses — de la psychologie au sexe — constituent un thème qui occupe en effet une place de choix dans la reconstitution de la vie des sœurs Piale. Mais si les filles Piale font jaser, c'est peu à peu toute la campagne corrézienne qui trompe l'ennui en s'adonnant au sexe comme le note la mère Mirgue : « Et voilà qu'il était pris le petit Claude, avec cette fumelle qui ressemblait à Dieu sait quoi, cette gourgandine, une traînée, une Marie couche-toi-là, devait-elle penser, comme elles étaient presque toutes aujourd'hui, avec le feu aux fesses et rien dans la caboche, tout juste du vent, et cette fièvre qui leur tenait le ventre, et tous ces braves garçons qui tombaient dans les bras de la première qui leur ouvrait les cuisses, c'était le monde à l'envers…»
La riche thématique du roman n'est pas basée que sur l'amour, elle l'est aussi sur la beauté et la laideur, et bien sûr la campagne corrézienne. Si Lucie est l'image même de la beauté, la laideur vaut pour plusieurs personnages : Yvonne Piale au visage ingrat, son amant venu d'Ussel, Thaurion le chauffeur et ouvrier forestier, Mathilde Barbatte fille du docteur Dupart : « Une fille à peu près aussi laide que lui.» Quant à la campagne elle est le pays du vent, le pays des « grands vents qui assiégeaient en toute saison le Montheix…» Faute d'enfants, faute d'emplois, faute d'une nature plus chaleureuse, les villages se dépeuplent.
Un pays replié sur lui-même, fier de ses traditions paysannes, où même l'institutrice résiste devant le "jean" de son visiteur : «… un de ces pantalons de coutil bleu pâle qu'elle ne se résoudrait jamais à nommer par leur nom américain, non pas parce que c'était un produit américain, mais parce que ce coutil ressemblait trop au bleu des ouvriers agricoles pour n'être pas choquée qu'on fasse une mode de ce qui était l'apanage des pauvres…»
• Pour ma part, c'est l'écriture particulière de Richard Millet qui m'incite à le lire. Il excelle dans la description de ces “vies minuscules” pour reprendre la formule d'un auteur assez comparable, Pierre Michon. Si ses longues périodes précieuses ont parfois le charme de promenades en forêt où l'on se perd un peu, elles rendent à merveille la psychologie des personnages, simples comme tourmentés, et font place, çà et là, à des tournures patoisantes qui font que cet auteur est aussi un romancier du terroir. D'ailleurs un circuit touristique "Richard Millet" est en train de voir le jour du côté de Siom !
• Richard MILLET - L'Amour des trois sœurs Piale. - P.O.L., 1997, 316 pages.