Il n'est pas sûr que le lecteur doive prendre à la lettre le sous-titre "essai sur la dynamique de l'Occident" : il se ferait des idées sur le sujet de son expansion durant les quatre ou cinq derniers siècles. Il n'est pas sûr non plus que ce même lecteur doive se fier au beau titre : ces métamorphoses de la cité n'ont aucun rapport avec l'urbanisme malgré l'illustration de couverture provenant du musée d'Urbino. Certes Pierre Manent discourt sur la Cité et dans le cadre de l'Occident, mais dans en tant que philosophe du politique et en suivant une idée claire — la succession cité grecque/empire romain et monde païen/monde chrétien — tout en commentant ses auteurs de prédilection : Aristote et Platon, Cicéro et saint Augustin et puis Machiavel, Montesquieu, Hobbes... En fait, ces lectures s'inscrivent dans la très large vision que l'auteur a précisée en introduction et conclusion.
« Nous sommes modernes maintenant depuis plusieurs siècles » constate Pierre Manent directeur d'études à l'EHESS. Mais quelle est la racine de cette modernité ? C'est le mouvement — « qui ne parvient jamais à trouver son terme, à trouver le lieu du repos » et il en a toujours été ainsi en Occident depuis que les Grecs anciens partirent assiéger Troie. La cité grecque épuisa son énergie dans les guerres internes : alors lui succèda l'idée impériale sous la forme de Rome conquérante puis de l'Eglise universelle. Quelques siècles s'écoulent et voilà que « les Européens sont divisés entre la cité, l'empire et l'Eglise.» C'était une situation intenable mais la modernité nous a sortis de cet imbroglio en jouant à la fois de la nation et de l'universel. Malheureusement, après les diableries du XXe siècle, ces deux valeurs sont plongées dans la crise. « Aujourd'hui, parmi les Européens, l'humanité est cette référence immédiatement opposable à toute entreprise, à toute action politique effective. Alors que l'humanité qui mit en mouvement les hommes de 1789 était inspiratrice et capable d'alimenter les plus vastes ambitions, l'humanité au nom de l'aquelle on édicte aujourd'hui la règle ne sait plus que protéger ce qui est et interdire ce qui pourrait être.» (C'est moi qui souligne). L'auteur ne nous expliquera pas comment trancher ce nœud gordien puisque lorsqu'il se reporte aux dires des philosophes de l'histoire qui auraient pu prendre la relève et donner à l'Occident — dissout dans l'humanité — un nouvel élan, il ne trouve que « puérilités » (page 383). Pierre Manent semble ainsi (par exemple) renvoyer au bac à sable le projet écologique destiné à "sauver la planète".
Je voudrais revenir sur Cicéron que ces pages m'ont permis de redécouvrir ! L'orateur, l'avocat dont on recherchait avidement la traduction dans les articles du Gaffiot n'avait pas alors une pensée bien précise. Mais ici c'est autre chose : voici le « moment cicéronien » qui « nous éloigne décisivement de l'ordre civique ancien » (page 181) clos par l'installation de l'empire. Caton s'était suicidé pour une république qui avait cessé d'exister — le geste a inspiré la réflexion de Cicéron comme de Montaigne quinze siècles après lui. Avec De Republica, Cicéron s'est montré en théoricien du pouvoir : à la république il faut un protecteur, un Cicéron lui-même contre Catilina, ou peu après un Brutus. « C'est la justification même du régime mixte » qui tend vers le repos. Mais cet idéal d'équilibre et de stabilité, (avec poids et contre-poids entre législatif et exécutif…) Machiavel sera le premier à le rejeter : car il y aurait mieux à attendre d'un certain déséquilibre, d'une certaine instabilité. « Se disposer pour le mouvement, c'est se disposer pour l'empire » (page 262). Et si l'on appliquait la formule aujourd'hui ? « La croissance est cette course qui empêche notre régime mixte de tomber.» Une course destructrice (cf. supra "le mouvement") qui ne paraît pouvoir se concilier aisément ni avec la crise ni avec le "développement durable".
D'une lecture parfois difficile, l'essai de Pierre Manent séduira aussi les "happy few" par sa lecture de la critique du paganisme d'après l'œuvre de saint Augustin et par mille autres interprétations y compris sur la Grèce ancienne : « Sparte fut la cité grecque par excellence dans la mesure où elle fut la plus typique, c'est-à-dire la plus purement guerrière.» (page 69). Une remarque à méditer par les professeurs d'histoire de Seconde qui s'apprêtent à distiller aux Lycéens nouveaux l'habituel credo sur Athènes au Ve siècle !
Pierre MANENT. Les Métamorphoses de la Cité. Essai sur la dynamique de l'Occident. Flammarion, 2010, 424 pages.