Une somme d'érudition ! Vingt siècles d'histoire. Avec pour chaque siècle un thème plus particulièrement développé. Il ne saurait ici être question de revenir sur chacun de ces siècles. L'auteur, sans verser dans la polémique antichrétienne, plonge dans l'histoire de la Papauté avec un regard d'économiste puisque telle est sa formation. Accumulation primitive du capital, monopole, concurrence… Cela nous permet de profiter d'interprétations auxquelles le lecteur lambda n'aurait pas songé. La masse énorme d'informations est puisée à la fois dans des ouvrages classiques – comme l'Histoire de la Papauté de L. Ranke réédité dans la collection "Bouquins" –, et dans une foule de travaux récents cités en notes infrapaginales.
• Les Papes des premiers siècles ne sont que les évêques de Rome. L'Église de ces temps endigue la sexualité : les riches héritières doivent rester vierges et les veuves riches ne pas se remarier ; les couples éviter de copuler – les interdits se multiplieront au cours des siècles suivants au point de mettre en péril la descendance d'aristocraties – par ailleurs visées par une définition exagérément étendue, jusqu'au septième degré, de la proscription de l'inceste. L'auteur ne présente pas cette attitude de répression sexuelle comme un antiféminisme mais comme le triomphe de la charité et – du point de vue économique – comme une étape nécessaire de l'accumulation primitive du capital en raison des dons consentis aux communautés religieuses. Ainsi Mélanie, veuve d'un préfet de Rome, abandonne en 380 toute sa fortune à l'Église et aux humbles pour aller méditer à Jérusalem sur le Mont des Oliviers où elle fonde un couvent de femmes. Ces biens de mainmorte seront évidemment convoités par des princes ou des États : c'est une des causes de la Réforme du XVIe siècle.
• Quand le monopole de l'Église sur la vie religieuse est constituée, à la fin du IVe siècle de l'empire, l'État intervient pour "protéger" la papauté malgré la division entre Rome et Constantinople. C'est ainsi que le Pape devra s'émanciper du contrôle byzantin de l'exarque de Ravenne. Se constituent alors des États pontificaux, avec la protection des Carolingiens ; les successeurs de Léon III – qui acclame Charlemagne du titre d'Auguste le 25 décembre 800 à la basilique du Vatican – s'engageront dès le siècle suivant dans une longue lutte avec l'Empereur germanique. Guelfes contre Gibelins. Un de ces empereurs, Othon II, fut en 983 le seul empereur à être enterré au Vatican. Ajouté à la menace musulmane qui touche l'Italie – en 846 des Sarrasins remontent le Tibre – ces conflits attirent beaucoup trop d'armées en Italie. On comprend que les Papes aient prêché les croisades pour les éloigner ! Le prestige de Rome antique, même sur le déclin, attira les pillards vandales, ostrogoths et lombards lors des "Grandes Invasions". Mais les plus connus des sacs de Rome furent le fait des Impériaux – des troupes gagnées à la Réforme – en 1527, puis des Français sous le Directoire et Napoléon Bonaparte. En 1815 Congrès de Vienne obligea la France à restituer une partie de ce butin – et recréa les États de l'Eglise auxquels la monarchie italienne mit fin en 1870.
• Après le séjour des Papes en Avignon, le Grand Schisme avait discrédité une Église dont les Papes éprouvaient mille difficultés pour revenir à Rome. À peine le Grand Schisme refermé, la Réforme rompit le monopole et fit progresser la concurrence. Luther en insistant sur la relation directe entre Dieu et le croyant, et en affirmant le salut par la foi et non par les œuvres, abaissa le coût d'accès au marché du salut. Du moins pour les riches qui n'étaient plus poussés à faire d'immenses donations à l'Église ni la charité aux humbles puisque les pauvres perdaient leur statut de témoins du Christ à qui faire la charité.
L'accumulation de richesses permet qu'à Rome les Papes accordent des "bénéfices" à de nombreux protégés et favorisent les membres de leurs familles – tels les "neveux du pape" – : ainsi la simonie fut à l'œuvre dès avant l'An Mil. La réforme grégorienne prit des mesures contre la simonie – et le nicolaïsme (le péché de la chair avec l'autre sexe) – mais l'Église ne parviendra pas à se dégager du scandale de l'argent facile, même après la Réforme qui a fait de la dénonciation de la corruption un thème de son combat. Ces flux financiers dont l'Eglise romaine profita – y compris les indulgences – sont aussi employés pour embellir Rome sous la Renaissance, et pas seulement sous les trois pontificats des Médicis. La Ville Éternelle est devenue alors une sorte de "parc d'attraction", où les pèlerins affluent tant au Latran qu'au Vatican. Déjà en 1300, le pape Boniface VIII avait inventé le Jubilé pour attirer les pèlerins de tout le monde chrétien. Plus tard on multiplia les occasions, avec l'Année mariale par exemple.
• Passé le milieu du XVIIe siècle, la Papauté est financièrement aux abois, – l'auteur compare à plusieurs reprises l'endettement tragique des États du Pape avec celui des Etats-Providence d'aujourd'hui. Un bon pape c'est celui qui a des amis banquiers à Florence, à Gênes, etc. La Papauté en sort moralement et politiquement affaiblie. Les Lumières peuvent même imaginer la fin de la Papauté comme puissance temporelle. D'ailleurs la fin des Jésuites est reconnue par Clément XIV en 1773 après leur abolition par le Portugal de Pombal et par les Bourbons de France, de Madrid et de Naples. Le Concile de Trente n'était pas parvenu à freiner la baisse des "parts de marché". La colonisation du Nouveau Monde ne jouera qu'à plus long terme. Ainsi c'est avec la Première guerre mondiale que les Etats-Unis supplantent l'Allemagne comme première source nationale de revenus pour le Vatican.
L'occupation de Rome par le général Cadorna en 1870 fit du Pape un "prisonnier" selon le point de vue de Léon XIII. D'autres papes avaient été réellement prisonniers : Pie VI était mort prisonnier à Valence sous le Directoire et Pie VII fut arrêté sur ordre de Napoléon le 5 juillet 1809 et ce n'était pas une "première" : en 537 l'empereur Justinien avait envoyé à Rome son général Bélisaire pour arrêter le pape Silvère et un siècle plus tard le pape Martin fut conduit manu militari à Constantinople avant d'être condamné à mort et déporté en Crimée ! Mais 1870 est un tournant : pour la première fois depuis un millénaire il n'y a plus d'États du Pape. Le Saint Père n'est plus qu'un chef spirituel. En 1929, Mussolini qui avait besoin du soutien des catholiques d'Italie, signa les accords du Latran qui concèdent au Pape le territoire du Vatican, et règlent la question financière entre l'Église et l'État italien. Néanmoins, la Papauté ne fut pas à l'abri de scandales financiers au cours du XXe siècle, au détriment de l'IOR, la "banque du Vatican".
• L'ouvrage se clôt sur un index et une liste des papes. Avec ce gros essai de Philippe Simonnot, le lecteur (patient et passionné) trouvera une foule de détails biographiques sur les Papes, des informations sur les relations de la Papauté avec les banquiers et avec souverains européens – par exemple Louis XIV imposant au pape la condamnation du jansénisme. Il découvrira un autre thème fort : l'importance pluri-séculaire des familles de l'aristocratie romaine qui se constitue autour de la Papauté, qui se met à son service, parfois la finance, souvent l'exploite, lui fournit massivement les cardinaux, voire les papes, et même des antipapes, et reçoit les cadeaux qui financent les palais et les collections d'œuvres d'art.
Philippe SIMONNOT
Les Papes, l'Eglise et l'Argent
Histoire économique du christianisme des origines à nos jours.
Bayard, 2005, 810 pages.