"Le rapport de Brodeck" est l'enquête demandée à un villageois instruit sur un étranger venu s'installer au village et qui y a trouvé la mort — c'est l'Anderer, l'Autre — et ce travail de recherche se double d'un inquiétant rapport autobiographique où le narrateur dévoile progressivement le climat trouble qui règne chez ses compatriotes. En fait Brodeck n'est pas originaire du village, ni même de la région — il y est jadis venu en suivant sa grand-mère la Fédorine, bien avant d'épouser Émélia qu'il avait rencontrée à la Capitale au temps de ses études, une ville qu'ils ont fui à la suite de la Purification : la vie de Brodeck était menacée. Les malheurs de Brodeck se liront donc en parallèle avec les malheurs de l'Anderer.
La figure de l'Autre. L'Anderer a débarqué un jour à la fin de la guerre avec une jument — Mademoiselle Julie — et un âne — Monsieur Socrate — qui portaient ses bagages. Il a l'air d'un Monsieur Loyal survivant d'un cirque avec ses animaux, sa mise recherchée et sa façon de bien parler. Il a pris une chambre à l'auberge de Schloss, y a rangé ses précieux livres. Il a parcouru le village, portraituré les habitants, dessiné les rues et et les environs. Tout ceci indispose les rustres. Quand il expose ses œuvres dans la grande salle de l'auberge, c'est le déclic qui provoque le drame, "l'Ereigniës", sur lequel Brodeck doit écrire un rapport pour le maire sur la vieille machine à écrire de l'instituteur précédent. « Toi tu sais écrire (…) tu as fait des études…»
Des personnages troubles. Dans l'arrière salle de l'auberge tenue par le peu aimable Dieter Schloss, le maire Orschwir dirige la "Confrérie de l'Eveil", un pouvoir municipal parallèle, en compagnie de quelques autres villageois à l'air peu avenant. Le maire est fier de ses cochons qui font de lui l'homme le plus riche du village : « Ils pourraient manger leurs propres frères, leur propre chair, ça ne les dérangerait pas, ils ne font pas de différence. Ils broient, ils avalent, ils chient, ils recommencent indéfiniment. Ils ne sont jamais rassassiés. Et tout leur est bon. Car ils mangent de tout, Brodeck, sans jamais se poser de questions. De tout… Comprends-tu ce que je dis ? Ils ne laissent rien derrière eux, aucune trace, aucune preuve. Rien. Et ils ne pensent pas Brodeck, eux. Ils ne connaissent pas le remords. Ils vivent. Le passé leur est inconnu. Ne crois-tu pas que ce sont eux qui ont raison ?»
Un roman sur la culpabilité. Philippe Claudel nous montre la culpabilité à l'échelle de ce village métaphorique où tous les renards furent trouvés morts. Il parvient avec une grande dextérité à évoquer ce village des confins de la Mitteleuropa sous la botte du IIIe Reich sans écrire une seule fois "nuit de cristal", "juif", "nazi" ni même "allemand" et lorsque les troupes du pays frère envahissent le village et annexent la région, Adolf Buller, leur capitaine, réunit la population et lui tient ce discours : « Votre village a la chance suprême de faire partie désormais du Grand Territoire" avant d'exiger qu'on lui livre les "pourritures", les « Fremdër ». Diodème, l'instituteur — qui plus tard se suicide après avoir laissé une lettre de confession restée longtemps cachée — livre Brodeck et l'idiot Simon Frippman : trahison du clerc. Seul Brodeck reviendra de déportation vers ce bourg inamical où lui est confié un modeste travail d'enquête et de statistique sur l'environnement.
Brodeck, juif errant. Brodeck découvre au camp un peu de son identité. « J'avais oublié qui j'étais, d'où je venais. Je n'avais jamais prêté attention au petit bout de chair absent entre mes cuisses, et on ne me l'avait jamais reproché.» Brodeck a été déporté et maltraité : au Kazerskwir on l'a traité de « chien Brodeck », le garde Scheidegger l'a attaché à la niche comme une chien. Mais si Brodeck revient c'est pour trouver sa femme violée par certains des soldats et des habitants — la bande du maire pour être clair. Émélia ne s'en est jamais remise. Brodeck a adopté l'enfant du viol collectif, la petite Poupchette. Avant même la mort de l'Anderer et la disparition de son cadavre, la communauté villageoise était donc déjà coupable du viol d' Émélia et de trois autres filles, des réfugiées, qu'ils assassinèrent ensuite. Maintenant c'est le meurtre de l'Anderer qui vient s'y ajouter.
Au début, Peiper, le curé, conduisait parfaitement son ministère et puis il a quitté Dieu pour la "dive bouteille". Il se confie à Brodeck : « Les hommes sont bizarres. Ils commettent le pire sans trop se poser de questions, mais ensuite, ils ne peuvent plus vivre avec le souvenir de ce qu'ils ont fait. Il faut qu'ils s'en débarrassent. Alors ils viennent me voir car ils savent que je suis le seul à pouvoir les soulager, et ils me disent tout. Je suis l'égout, Brodeck. Je ne suis pas le prêtre, je suis l'homme-égout. Celui dans le cerveau duquel on peut déverser toutes les sanies, toutes les ordures, pour se soulager, pour s'alléger. Et ensuite, ils repartent comme si de rien n'était. Tout neufs. Bien propres. Prêts à recommencer…» Brodeck pourra-t-il rester dans un tel village ?
• Voilà l'un des meilleurs romans qu'il m'a été donné de lire depuis quatre ans que je tiens ce blog. Le récit est bien conduit, en évitant la banalité de la narration chronologique. Les retours en arrière apportent un suspens de bon aloi et le recours à l'enquête en parallèle avec le dévoilement progressif du vécu de Brodeck donne à ce texte de l'épaisseur psychologique. Un livre fort et qu'on n'oubliera pas de sitôt. Une fois de plus le Goncourt des Lycéens a couronné une œuvre digne du Goncourt "tout court".
Philippe CLAUDEL - Le rapport de Brodeck - Stock, 2007, 400 pages.