" Il ne faut pas forcer les choses", ni les êtres rencontrés ; ne pas poser de questions. Il n'y a pas de hasard mais un destin. Seul l'écoulement du temps et l'écriture donnent à Patrick Modiano le recul nécessaire pour tenter d'éclaircir ces années 65 où il logeait rue de l'Aude. Les notes prises alors dans son "carnet noir" constituent autant d'"indices", de petits cailloux blancs lorsque ce piéton de Paris part en enquête
dans son passé en revisitant les lieux de sa jeunesse. "Les couches du temps se lèvent", la magie opère : Jean, alias Modiano, ne "voit" pas les quartiers modernes de la capitale mais ceux d'autrefois. Il ne regarde pas ses contemporains mais "voit" Tristan Corbière, Jeanne Duval ; il "voit" aussi Dannie et les hommes "louches" qu'elle côtoyait. Modiano module autour d'une confuse histoire criminelle sa quête des souvenirs, toujours poussé par cette nécessité angoissée de lutter contre l'oubli et de combler le sentiment de "vide" qu'il éprouve en vieillissant.
À l'époque Jean se trouve mêlé malgré lui à cette mystérieuse affaire. Dannie lui plaît ; ils déambulent dans Paris, hantent à la nuit des "bars louches". Il ignore tout de cette fille aux multiples identités mais peu lui chaut : rester à ses côtés lorsqu'elle savoure son Cointreau suffit à le rendre léger, même heureux. Autour d'elle gravitent Chastagnier, Aghamouri, Lakhdar, tous "membres des services spéciaux marocains"….
Jean vit alors "une trouble période de (sa) vie". Souffrant du "sentiment d'incertitude et de culpabilité", sans confiance en lui, il redoute d'affronter son avenir : "Je flottais dans l'air de Paris". Timide et inhibé, Jean alias Modiano peine à communiquer ; il voit ses amis "par la vitre d'un aquarium": l'image sans le son. Devenu écrivain, le carnet noir lui restitue "l'odeur des nuits" dont il moissonne "l'herbe". Alors "le temps est aboli et tout recommence": comment? Grâce à la marche solitaire dans les quartiers familiers, grâce à l'attente, au "guet": Modiano laisse alors aller sa pensée, éprouve "une sensation de vacance et d'infini"; par cet élargissement de conscience "un voile se déchire" et son esprit" s'échappe par les brèches du temps" qui "palpite, se dilate". L'auteur est de plain-pied : "il n'y a jamais eu pour moi ni présent, ni passé. Tout se confond".
Quand l'âge ôte au quotidien son attrait, l'écriture permet de remonter le cours du temps. Même si la mémoire sensorielle réveille des bouffées de souvenirs, ils ne sont "jamais une image fixe et morte". Modiano tente toujours de les fixer par l'écriture, d'isoler, comme Proust, "une goutte de temps à l'état pur". Mais, ainsi qu'il le note dans son carnet, "à quoi bon"? Sauf à enchanter de nouveau tous les addicts de ce romancier qui parvient dans ce roman à se dévoiler quelque peu, lui toujours si pudique.
Patrick Modiano : L'Herbe des Nuits. Gallimard, 2012, 177 pages.