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En 2002, l'écrivain turc a cinquante ans et il publie l'année suivante ce gros livre qu'il dédie à son père. Publié en France quelques mois après l'attribution du prix Nobel de Littérature, « Istanbul. Souvenirs d'une ville » entrelace les souvenirs personnels de l'auteur jusqu'à l'âge de ses vingt ans, la saga familiale, et l'exploration géographique et passionnelle de la capitale du Bosphore et même temps que l'apprentissage de la vie. 

 

• La naissance d'un écrivain ? Oui, d'une certaine façon, puisque l'auteur évoque son enfance, quand toute la famille élargie était réunie, étage par étage, dans l'immeuble Pamuk ; il évoque le frère de deux ans son aîné, les parents qui se disputaient, la mère aimante, parfois ironique et toujours inquiète, le père souvent absent, parti pour un travail ou pour une maîtresse. Enfin naissance d'un écrivain parce que le texte conduit à cette décision annoncée à la mère au terme d'une discussion orageuse : « Je ne serai pas peintre, moi, je serai écrivain.» Peintre, il l'avait été, adolescent et éphémère étudiant en architecture , représentant depuis son balcon les horizons de la ville impériale, ou, plus tard faisant le portrait de son amie "Rose Noire". Il dessinait aussi. Il prenait des photographies. Et puis "Rose Noire" a été expédiée en Suisse par sa famille inquiète de la voir fréquenter un "artiste".

 

• Cet écrivain, s'il est un lecteur de Nerval, de Gautier, de Flaubert, et de bien d'autres qui ont visité l'Istanbul du temps des derniers sultans, il est d'abord un piéton de Péra et de Galata. Un piéton mélancolique dans Istanbul. Un habitant de Beyoglu et de Cihangir, qui se promène dans l'ancienne Péra et dans les quartiers alentour, en quête du « pittoresque des faubourgs », découvrant de jour comme de nuit des rues tristes et mal pavées, des yali aux murs noircis qui menacent ruine et seront bientôt la proie des flammes, accidentelles ou non. Durant toutes ces années, l'auteur est le spectateur attentif d'une capitale déchue.

 

 

Quand le père ou l'oncle conduisent en Dodge modèle 1952 toute la famille à travers l'agglomération, le jeune Orhan découvre les vieux palais anciens et les villas anciennes (konaks et yalis) bordant les rives du Bosphore ou parsemant les sept collines ; ces pérégrinations admiratives lui donnent un enthousiasme esthétique puis ce sentiment de nostalgie, de tristesse et de mélancolie ("hüzün") qu'il s'efforcera de retrouver et d'expliquer dans ce récit de la cinquantaine, en évoquant les artistes et les écrivains du passé qui ont décrit sa cité. Les paysages urbains, redécouverts dans des albums de gravures, notamment celles de Melling (cf. chapitre 7), montraient une ville où les habitations, les mosquées, les églises grecques, et les palais des pachas étaient encore loin de saturer l'espace. Les cyprès, les peupliers, les pins, les cimetières et les espaces verdoyants faisaient de l'ancienne Constantinople une ville-jardin resplendissante et colorée.

 

 

Après la chute de l'empire ottoman, la ville est devenue triste, elle a vu sa population augmenter mais sa fortune décliner — tout au moins jusqu'aux années 60-70. Ceci alimente le leitmotiv du pessimisme, du regret d'antan, avec une pointe de haine contre cet Occident qui n'a pas colonisé Istanbul, seulement rapidement occupée en 1918, et qui lui propose-impose ensuite, un modèle importé et plaqué par Atatürk, en même temps qu'un sentiment d'amertume rien qu'à fréquenter des Stambouliotes nouveaux riches qui rêvent d'Europe et s'efforcent d'acquérir ses innovations, mais négligent l'art et la culture. Tiraillé entre Orient et Occident, mais plein d'ironie contre l'orientalisme, l'auteur est fasciné par la grandeur passée de l'empire ottoman ; ses racines sont là, mais il n'est absolument pas attiré par la religion qui est juste à ses yeux une affaire de pauvres et de domestiques (chapitre 20). Il n'est pas non plus favorable au nationalisme turc : il dénonce les pogroms anti-grecs, anti-arméniens et antisémites de 1955 (chapitre 19). On doit imaginer que ce pessimisme et cette mélancolie que l'auteur exprimait en regardant son passé et le passé de sa ville ont été adoucis au-delà de ses trente ans, quand il a commencé à publier, et qu'il est devenu l'écrivain turc le plus lu dans le monde.

 

 

• Orhan Pamuk a accompagné son texte de nombreuses photographies en noir et blanc de plusieurs provenances. Ce ne sont pas des illustrations superflues. Elles renforcent ses propos, ses démonstrations. Certaines sont de l'auteur lui-même. Beaucoup proviennent du fonds du plus célèbre photographe de Turquie : Ara Güler. Par elles, on voit la décrépitude des quartiers d'où naît une poésie qui combat sans espoir la médiocrité des constructions récentes dont la progression constante mène à une victoire inéluctable. Par elles aussi on voit la marque de la civilisation technicienne qui s'immisce dans Constantinople avant la fin du XIX° siècle : les vapur, le tramway, les automobiles — qui dans les années 50-60 sont souvent américaines… — les marques des produits de consommation, le cinéma, la télévision… Si les bateaux empruntent toujours le Bosphore, de la mer Noire à la mer de Marmara — un trafic qui a causé maints drames en pleine ville — et passent les vapur d'une rive à l'autre, vitres obscurcies par les fumées des vieilles machines, autre trait poétique, Istanbul n'est plus la ville des sultans, et son identité s'est transformée :

« L'aspect le plus douloureux dans les écrits des voyageurs occidentaux sur Istanbul, c'est de se rendre compte que les choses dont ces observateurs, de merveilleux écrivains pour certains, ont parlé avec excès en pensant qu'il s'agissait là d'une caractéristique de la ville et des Stambouliotes, auront  disparu d'Istanbul peu de temps après. Car si les observateurs occidentaux aimaient voir et décrire ce qu'il y a d'«exotique» et de non occidental à Istanbul, le mouvement d'occidentalisation en train de s'instaurer considéra ces caractéristiques, ces institutions et ces traditions comme un obstacle sur le chemin de la modernisation et les balaya en peu de temps. En voici une petite liste :
Tout d'abord, le corps des janissaires qui, jusqu'au XIX° siècle, était l'un des thèmes sur lesquels les voyageurs occidentaux ont le plus écrit a été dissous. Le marché aux esclaves, un autre sujet de curiosité du voyageur occidental, après avoir fait couler beaucoup d'encre disparut lui aussi. Les
tekke des derviches rufai, très appréciés des voyageurs occidentaux, qui se plantaient des broches dans tout le corps et ceux des Mevlevis ont été fermés avec la République. Les vêtements ottomans, si fréquemment représentés par les peintres occidentaux, furent abandonnés peu de temps après leur dénigrement par André Gide. Le harem était un sujet dont raffolaient les écrivains occidentaux, il n'existe plus désormais. Soixante-quinze ans après que Flaubert eut dit qu'il ferait écrire par les calligraphes du marché le nom de son cher ami [Maxime du Camp], toute la Turquie passa de l'alphabet arabe à l'alphabet latin, et le plaisir de cet exotisme disparut lui aussi...»

 

 

• Le hasard (?) fait que j'ai lu cet essai biographique juste après le premier roman de David Boratav (Murmures à Beyoglu) et la visite de l'exposition "De Byzance à Istanbul"... Dans les trois cas il est fait référence au formidable travail photographique d'Ara Güler. Et les deux livres montrent quelques similitudes : outre qu'on passe dans les mêmes quartiers (Beyoglu…), on y voit vivre une même enfance, on s'y passionne pour le football, on y voit les violences ethniques de 1955, on y sent le mélange d'attirance et de répulsion que produit chez les deux auteurs la cité passant du XIX° au XXI° siècle...

• Orhan PAMUK. « Istanbul. Souvenirs d'une ville ».

Traduit du turc par Savas Demirel, Valérie Gay-Aksoy et Jean-François Pérouse
Gallimard, 2007, 445 pages.

 

 

Tag(s) : #TURQUIE
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