Au lieu de se contenter d'expressions patoisantes et pittoresques accordées au milieu rural où se passe l'action, et de provoquer l'inévitable comparaison avec Ramuz ou Giono, l'auteure a retenu un parler rude, non pas celui des campagnes de Suisse romande, mais celui d'un homme grotesque et borné, irrespectueux des autres. Ainsi le lecteur n'aura à connaître qu'une seule façon de s'exprimer, celle de Paul, le fermier, être fruste et goujat, grippe-sous et violent, mauvais mari et père inexistant. En effet tout passe par le monologue intérieur de Paul : ses pensées, ses propos, aussi bien que les propos rapportés de Georges l'ouvrier agricole. Le langage ainsi créé colle bien à la situation décrite.
Comme le titre "Rapport aux bêtes" le suggère, pour Paul son troupeau de vaches laitières c'est tout son horizon depuis la mort du père. Les vaches ("les copines") comptent plus que tout, plus que sa femme, plus que "les petits".
L'ouvrier agricole portugais qui a été embauché pour la saison découvre un peu interloqué une façon de vivre et des relations interpersonnelles grossières : la fermière, Paul ne l'appelle que "Vulve", et les enfants ne sont jamais appelés par leur prénom.
« Ce petit-là je le connais, c'est un de ceux qui nous sont venus d'abord, et peut-être même le premier que Vulve a mis sur la terre, si j'ai mémoire, c'est un de ceux que de tête on sait encore distinguer… On sait plus trop quand on croise, si c'est le même ou le grand frère ou s'il y a des jumeaux. (…) et puis celui qui est femelle et qui dit rien qu'on entende du premier coup, que par exprès on oublie quand on réclame, c'est pas la peine et ça a pas de vigueur, et ensuite quand les sèves montent ça nous devient une bonne femme.»
Jorge a donc de la chance d'être appelé Georges. C'est compréhensible : Paul ne respecte que la force de travail, et encore, puisque son ouvrier est invité à coucher dans une serre, sans intimité ni commodité. La grosse fermière est présentée comme fuyant les efforts, en conséquence Paul la méprise. L'ouvrier comprend cependant qu'elle est malade, et il s'adresse au vétérinaire qui soigne le troupeau. Vulve souffre d'un cancer et elle doit être hospitalisée. Que Georges lui rende visite à l'hôpital, porteur d'un bouquet de roses : voilà deux choses inimaginables pour Paul, qui fait des crises de jalousie tant qu'il n'a pas vu de ses yeux l'ouvrier lutiner une voisine. La présence de Georges à ses côtés produit chez Paul quelques sursauts d'intérêt pour Vulve : on arrange la chambre du père pour qu'elle s'y installe au retour de l'hôpital. Encore une idée de Georges, dont la stratégie passe par le football à la télévision, et plus encore par la bouteille de prune. Il essaie vainement de rendre son "boss" plus propre et plus humain... Mais son contrat arrive à son terme.
Fiction, dira-t-on. Pourtant, qui ira prétendre que Noëlle Revaz a tout inventé parce qu'elle est professeure de lettres ? On s'imagine ainsi des hameaux isolés où vivent des asociaux comme Paul, presque illettré et qui aime plus les bêtes que les humains. Pour un premier roman, un coup de maître.
• Noëlle REVAZ - Rapport aux bêtes - Gallimard, 2002 et Folio, 2009, 273 pages.