Murray Gordon expose dans cet ouvrage — initialement paru en 1987 — ce que l'on sait des pratiques esclavagistes musulmanes du VII° au XX° siècle: les historiens s'y sont peu intéressés en raison de la rareté des sources ou de leur douteuse fiabilité-surtout avant le XIX° siècle. M.Gordon s'est fondé sur des archives ; la bibliographie apparaît généreuse, les cartes éclairantes.
Beaucoup plus ancien que le fameux commerce triangulaire, le trafic d'esclaves par les marchands arabes a aussi duré beaucoup plus longtemps ; même si le nombre d'individus échangés sur chaque marché n'était guère conséquent, on l'estime en totalité à douze millions.
Dès le VII° siècle, ces petits commerçants convoyaient hommes, femmes et enfants depuis le Soudan, la Somalie, l’Éthiopie vers le Maghreb, l’Égypte, l'Arabie saoudite, jusqu'en Inde : par bateau ou à pied à travers le Sahara le taux de mortalité restait élevé. Le Coran et la loi islamique autorisaient cette pratique, en réponse à la demande des société musulmanes. Les esclaves étaient employés aux tâches domestiques, rarement aux travaux agricoles, excepté à Zanzibar pour l'exploitation du clou de girofle et en Égypte pour celle du coton. Considérés à la fois comme un bien et une personne, leur statut et leurs condition différaient de ceux des esclaves du commerce transatlantique. Mahomet incite à les traiter humainement : "donnez-leur à manger ce que vous mangez…Ils appartiennent au peuple de Dieu comme vous". Intégrés à la famille de leur maître, ils jouissaient de certains droits civiques et personnels (se marier, avoir leur propre lopin de terre...): tous bénéficiaient d'un travail, d'une rémunération, d'un toit et pouvaient acheter leur liberté, ce qui permettait à leur propriétaire d'expier ses péchés : certains devenaient alors, le cas échéant, concubine, eunuque et même soldat. En revanche, l'esclave ne disposait d'aucune protection juridique face à un maître cruel. Il semble toutefois que les révoltes demeurèrent rarissimes. En fait le Judaïsme et le Christianisme ont aussi toléré cet esclavage dit "doux, bénin, supportable", à l'opposé de celui des Européens.
Les marchands arabes n'achetaient que des non-musulmans, ni juifs ni chrétiens, seulement des noirs. Certains chefs de villages africains leur vendaient leurs prisonniers ou leurs criminels ; et il y eut aussi, à l'occasion, des razzias de musulmans noirs. Mais sur les marchés, les blancs valaient plus cher, et les femmes plus que les hommes, à l'inverse du ratio occidental. La croyance en la malédiction qui poursuit la descendance de Cham et la condamne à l'expiation éternelle, ajoutée aux préjugés estimant les noirs peu travailleurs justifiaient leur commerce. Pour répondre à la forte demande sociale, on avait recours à la reproduction d'esclaves ou à la guerre sainte — le djihad — où européens, turcs ou slaves se retrouvaient éventuellement prisonniers. On pratiquait peu la conversion à l'islam qui réduisait trop le nombre d'esclaves ; de même, les Croisés s'opposèrent aux ordres mendiants car, en baptisant les captifs, ils diminuaient là aussi le nombre d'esclaves et leur donnaient la possibilité de s'affranchir.
La pratique de l'esclavage dans le monde arabe avait avant tout une fonction sociale. Au début du XIX° siècle elle connut son apogée dans un esprit nettement plus mercantile, en empruntant les réseaux du trafic transatlantique. Mais déjà, informés des tendances européennes, les musulmans cultivés la contestaient ; en 1926 la conférence de La Mecque la condamna. Les accords internationaux et surtout la colonisation de l'Afrique imposèrent peu à peu son abolition aux sociétés musulmanes. Théoriquement interdites vers 1970 dans les émirats et en Arabie Saoudite, les pratiques esclavagistes persistent cependant de nos jours localement, en particulier en Mauritanie où elles garantissent aux Touaregs leur liberté d'action.
La traite occidentale ne fut pas le seul cas d'esclavagisme ; le monde arabe ne l'ignora pas, même si les mobiles et le traitement des esclaves y furent moins inhumains et indignes qu'en Europe. Cet ouvrage venait quelque peu briser le "silence" de la recherche historienne sur le sujet.
• Murray GORDON. L'Esclavage dans le monde arabe. VII°-XX° siècle. Traduit de l'anglais par Colette Vlérick. Titre original : Slavery in the Muslim World. Réédition par Tallandier, 2009, coll. Texto, 265 pages. Index - M. Gordon a enseigné à la City University de New York et a été fonctionnaire des Nations Unies.