Le romancier portugais mort en 1995 — et dont l'œuvre est traduite par Claire Cayron — avait publié un demi-siècle auparavant un beau roman à la fois social, réaliste et symbolique sur le monde de la vigne de la vallée du Douro. Il s'attache à deux grands domaines viticoles, les quintas : "la Junceda" de la famille Meneses et "la Cavadinha" des Lopes, l'une d'origine aristocratique, l'autre celle d'un roturier arriviste et âpre au gain. Ces deux familles symbolisent ainsi deux façons de vivre. Comme le titre l'indique, avec les vendanges l'activité des domaines bat son plein, les ouvriers agricoles sont descendus de la Montagne pour gagner de maigres salaires.
Ce milieu de notables est animé par une profusion de personnages. À la Junceda l'ancêtre des Meneses de Castro, le grand-père Lobato, a l'esprit trop fatigué pour diriger l'entreprise ; celle-ci est donc revenue à son fils Angelo, l'époux de dona Luisa la descendante d'un marquis. Leur fils Raùl et deux nièces, Catarina et Susana représentent la jeune génération, qui n'est pas très motivée par l'économie du porto. Catarina s'intéresse plus à la poésie qu'à Alberto Lopes qui nourrit pour elle une passion forte tandis que Susana brille par son esprit caustique. À la longue, Raùl et Catarina pourraient aussi regarder du côté des Figuereido, Maria Engracia et Eladio, héritiers d'une troisième quinta dans la région. À la Cavadinha, l'état d'esprit est différent. Le senhor Lopes, homme d'affaires sans pitié, et son épouse Dona Maria Jorge, étroitement bigote ont deux enfants qu'ils rêvent de marier à d'autres rejetons des vignobles. Guiomar, leur fille de tout juste vingt ans, brûle d'aventures galantes. Quant à Alberto, il est désespéré par l'indifférence de Catarina et compense par la chasse, tout en étant dépité par le contexte international de crises et de guerres. Il a aussi tendance à critiquer la gestion du domaine déplorant devant son père l'exploitation des ouvriers agricoles que dirige le contremaître Seara.
Deux personnages viennent jeter le trouble dans les projets du maître de la Cavadinha. L'un, surnommé le Rouquin est un jeune rival méprisé du senhor Lopes, un self-made man qui va, mieux encore que Lopes ne le propose, pouvoir sauver par un fort apport de capital la société vinicole des Meneses frappée par la crise des années trente marquée ici par la chute des exportations de porto. L'autre, seul personnage extérieur à cette société de la vigne et du porto, est le docteur Bruno venu de Lisbonne pour des vacances. Raùl, l'héritier des Meneses, l'a invité au domaine en reconnaissance de l'avoir soigné de troubles oculaires. Il compte bien profiter de ces vacances champêtres pour jouer au séducteur. Vite déçu par Catarina et piqué par l'humour acide de Susana, le docteur Bruno tente sa chance du côté de l'autre quinta où Guiomar le reçoit avec excitation malgré — ou à cause — d'un âge double du sien. Une nuit, le contremaître Seara les surprend sous la tonnelle dans une position explicite. Le grand-père zinzin, dans une scène de repas qui est un modèle du genre, endosse le personnage du fou qui dit la vérité. « J'ai compris son jeu d'emblée. Dès que je l'ai vu, j'ai fait le diagnostic : c'est un coureur de dot. Il cherche une riche héritière.» De fait, Guiomar est une riche héritière —mais son père comptait sur elle pour entrer, en épousant Raul, dans le cercle fermé des actionnaires de la société des Meneses, non pour se faire séduire par un citadin de passage.
Miguel Torga monte son roman comme Zola, en écrivain soucieux des conditions sociales et des enjeux économiques (pp 340-341):
« Le versant qui s'élevait en face lui fournissait l'image d'une scène gigantesque où se jouait la comédie de la vie. Tout en bas, la pauvreté piétinée et affamée ; au milieu, dans une quelconque Cavadinha, les Lopes qui s'étaient élevés avec le temps, obscènes d'impatience et d'insensibilité; en haut, l'élite dont il faisait partie, jouissant des derniers privilèges hérités. Irréconciliables, les trois mondes se haïssaient et se combattaient. Celui d'en bas avait la raison du nombre et l'arme puissante du travail ; celui du milieu, plastique et tentaculaire, traçait son chemin à coup d'audace et de ténacité ; celui d'en haut brandissait les armes immaculées de la culture et du goût, en se prévalant de la légitimé de privilèges ancestraux. »
Avec les scènes de vendange, les portraits des vendangeurs, la description des vignobles brûlés de soleil surplombant les rives du Douro, l'auteur sait partir du détail particulier pour atteindre à l'universel romanesque. Surtout, la symbolique de la vigne et du vin atteint un paroxysme érotique dans la scène du foulage (pp. 138-139).
« Bientôt, caleçons retroussés, les hommes foulaient le raisin, en un mouvement qui avait quelque chose du coït, d'une chaude et sensuelle défloration. Dorés, noirs, violets, jaunes et bleus, les grains étaient des clins d'œil lascifs sur un lit d'amour. Comme des phallus gigantesques, les jambes des fouleurs déchiraient virilement et tendrement la virginité humide et féminine des grappes. Au début, la peau blanche des cuisses, tiède et lisse, laissait couler les éclaboussures de moût sans se colorer. Puis elle prenait la couleur violette, de plus en plus foncée, des différents cépages, du moreto, du sousão, de la tinta carvalha, de la touriga et du bastardo. La première pénétration enlevait à la grappe la fleur d'une intégrité fermée. C'était la déchirure. Puis, les coups allaient plus profond, déchiraient davantage, écrasaient avec une sensualité redoublée ; alors le moût s'ensanglantait et se couvrait d'une légère écume de volupté. En surface, l'effleurant comme des talismans, se promenaient alors les gros et vrais sexes des fouleurs, au repos mais vivants dans les caleçons de toile. »
L'orage violent qui risque de détruire une partie de la récolte éclate quand le docteur Bruno quitte les lieux en montant dans le train pour la capitale. L'orage surtout est familial qui éclate chez les Lopes et épargne les Meneses. L'auteur donne ainsi un tour moral à sa fiction, en condamnant les calculs uniquement matérialistes du senhor Lopes, un homme insensible à ses enfants et à ses employés, alors que les Meneses disposent d'un capital social et culturel qui, d'une certaine façon, les protège.
Miguel TORGA : Vendange
[ Vindima, 1945]. Traduction de Claire Cayron. - José Corti, coll. Ibériques, 1999, 396 pages.
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