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Le principe de la collection "Voyager avec..." est de proposer une anthologie. Arlette

Tournier -Voyages (folio)Bouloumié explore l'œuvre de Tournier selon une progression géographique qui démarre au bord de la Manche, puis franchit les frontières pour des terres de plus en plus lointaines, jusqu'au pays du Soleil levant.

« Je n'oublie jamais que je suis ici pour écrire le chapitre japonais de mon roman "Les Météores". Paul est en route autour du monde pour retrouver son frère jumeau Jean. Il me faut une vision gémellaire du Japon.» (Journal du voyage au Japon, in Lieux Dits).

J'évoquerai des œuvres moins connues, via quelques thèmes...

La photographie bien sûr. Michel Tournier a été initié à la photo par son grand-père pharmacien en Bourgogne. L'anthologie est illustrée par les images en noir et blanc d'Edouard Boubat (1923-1999) qui a collaboré à plusieurs ouvrages de Tournier et est devenu son ami (photo). Tournier-Boubat.jpg

La photographie c'est aussi la Provence, particulièrement Arles où le lauréat du Goncourt acheta une maison, Arles où il a fondé avec Lucien Clergue le festival de photographie.

« Lucien Clergue appartient indiscutablement à cette famille des enracinés. Avec lui, c'est tout un morceau du pays d'Arles - sa ville aux arènes, sa Camargue, ses Salins, les rivages des Saintes-Maries et du Grau - qui nous envahit. Mais il pourrait nous venir un doute sur la valeur universelle d'une œuvre aussi précisément localisée. (…) Il semble que Lucien Clergue a su au contraire, dans chacun des domaines où il s'est avancé, faire éclater les limites du provincialisme. Arlésien certes, de naissance et de vocation, il a rarement fait des photos à plus de cinquante kilomètres des Alyscamps. Mais les thèmes qui l'inspirent, la force avec laquelle il les traite lui assurent à chaque fois une large trouée sur l'universel.» (Le Crépuscule des Masques).

Veruschka. Tournier rencontre en Allemagne un parent du junker Heinrich von Lehndroff qui a servi de modèle au personnage de Kaltenborn dans "Le Roi des Aulnes", lui aussi contraint de prêter son château pour l'installation d'une napola. Sa fin fut tragique en 1944. Sa fille Vera devint Veruschka, le célèbre modèle tant photographié des années 60-70.

« Puis étaient venus le purgatoire de la guerre, l'enfer du 20 juillet 1944 et cet autre enfer que fut l'effondrement de toute l'Allemagne. Et de tous ces décombres, on vit alors surgir, grandir, grandit encore cette fille stupéfiante, l'ancienne petite Véra qui avait cinq ans et un visage d'ange lorsque son père avait été pendu, et qui devenait peu à peu Veruschka dont les plus grands magazines du monde se disputent le corps de liane géante, le visage énigmatique d'androgyne chauve, l'érotisme savamment sophistiqué... […] C'est l'avatar de l'Éternel féminin le plus fou et le plus cruel que l'Occident ait jamais produit. Son corps immense et décharné se couronne d'une petite tête parfaitement belle, au crâne rasé, au regard noyé de tristesse. Il y a en elle du mannequin de cire et de la reine Cléopâtre tout juste sortie de ses bandelettes. On l'a vue entièrement nue et peinturlurée des pieds à l'occiput....» (Des Clefs et des Serrures. 1979)

Pierre Verger. Au Brésil il rencontre Pierre Verger qui s'est installé à Salvador de Bahia après avoir parcouru la Terre tel un héros des "Météores" ; lui aussi est célèbre pour ses photographies en noir et blanc.

« Sa maison est d'une extrême pauvreté. C'est l'ethnographe autodidacte et le savant marginal. Cela le pousse malheureusement plus à dénoncer les bêtises des "officiels" qu'à exploiter ses propres richesses. (...) Nous retrouvons Verger dans la belle demeure d'une sorte de gourou noir, barbu, jovial qui vit en patriarche entouré de femmes et d'enfants. Sa préférée est sa petite de deux ans, haute comme trois pommes, attifée comme une princesse et qui danse drôlement avec lui; nous assistons à une cérémonie d'évocation des morts au son d'un ensemble endiablé de percussionnistes. J'admire la beauté des costumes et le dynamisme qui se dégage de ces chants et de ces danses.» (Journal extime - Notes inédites,1987).

• Tournier et la nature. La côte de la Manche, en Bretagne ou Normandie, est le lieu habituel de ses villégiatures.

« Je suis moi d'humeur résolument océane. La marée, il me la faut, j'ai besoin du jusant, je veux chaque jour - à une heure différente, délicieux raffinement - fouler cette vaste étendue mouillée, scintillante, douce, parfaitement traîtresse, constellée d'étoiles et couronnée d'algues. Je veux sentir sous mes pieds nus ces herbiers, ces bancs de sable et de galets, ces douces vasières, ces flaques tremblantes, soulever à pleines mains les perruques de varech qui coiffent les rochers, basculer les cailloux et poursuivre les petits crabes qui fuient en brandissant deux pinces inégales, comme un spadassin son glaive et sa grande épée.» (Célébrations).

Pas étonnant qu'à l'intérieur du Brésil, il note dans son journal :

« Je ne cesse de penser à la Bretagne et singulièrement à Erquy et Val-André […] La nostalgie de la marée basse m'obsède.»

On conçoit aisément que l'habitué de la côte normande puisse apprécier le froid des montagnes, une expérience de rigueur, physique et morale. 

« Qui veut connaître les vertus du froid dominé par un effort athlétique s'élance dès le matin sur l'aire poudrée de neige des grands lacs gelés. […] C'est un sport total, d'une rigueur et d'une efficacité exaltantes. Oui, les vertus du froid et de l'effort! Nous sommes bien loin ici des plages lascives, du sable voluptueux, de la vague tiède et facile. L'été est la saison de la chair. Sur l'hiver souffle un vent rigoriste, et le discours qu'il me tient aux oreilles n'a rien de permissif. Le froid est une leçon de morale. Il châtie durement la nudité - et jusqu'à celle du bout de mon nez.» (Chapitre "Le Froid et ses vertus" in Petites Proses).

L'Afrique de Michel Tournier c'est d'abord l'expérience de la chaleur, d'abord vécue comme une punition biblique.

« C'est la panique au moment de l'atterrissage. La température promise est montée à 41 degrés. On s'avance sur la passerelle et on est enveloppé par un souffle de lance-flammes. On résiste par la grâce d'une certaine provision de fraîcheur accumulée par l'organisme. Mais la rémission sera de brève durée. Il y a trois cents mètres à parcourir jusqu'aux bâtiments tout neufs de l'aéroport de Carthage. Les voyageurs s'élancent, tels les habitants de Sodome fuyant sous la pluie du feu biblique.» (Le Vent Paraclet)

Invité par un couple installé en Tunisie, Tournier évoque la genèse de leur paradis paradoxal qui inspirera la halte des jumeaux des "Météores" dans l'île de Djerba. Au cœur de la chaleur l'eau est vitale.

« Cette fois, ce sera Hammamet. Des amis lotophages me font signe sur le seuil d'une maison magique habillée de bougainvillées et couronnée d'asparagus. Adieu, Alyscamps!» (Petites Proses). « ... Ils étaient les premiers, Adam et Eve en somme. Mais tout était à faire. Ils creusèrent pour atteindre l'eau. Depuis, une éolienne met au-dessus des frondaisons l'animation insolite de son tournoiement de jouet d'enfant géant, et une onde claire d'abord collectée dans une piscine se répand sur deux hectares de jardins par un réseau de rus qu'ouvrent et que ferment de petites vannes. Puis ils plantèrent et bâtirent. La création avait commencé. Elle n'a plus cessé depuis...» (Le Vent Paraclet)

Plus au sud, à l'équateur, la monotonie des journées de douze heures, suscite la nostalgie du rythme familier des quatre saisons.

« Après un séjour au Gabon, où l'on baigne douze mois sur douze dans la même touffeur, où chaque arbre fleurit, fructifie et perd ses feuilles selon son rythme personnel et indépendamment des autres, où chaque jour de l'année le soleil se lève et se couche à la même heure – on apprécie le retour à la grande horloge saisonnière, malgré ses rudesses.» (Petites Proses).

La nature c'est aussi l'exotique proximité des animaux ressentie lors d'un voyage en Inde. Dans "Les Météores" le prince des gadoues fréquente les rats, ici il ne s'agit que de modestes souris.

« L'Inde et ses animaux... C'est peut-être là que l'Européen se sent le plus subtilement dépaysé. Je me souviens de la visite un peu protocolaire que j'avais faite au recteur de cette même université. Rien d'exotique dans son bureau, et j'aurais pu me croire à Rome, à Paris ou à Londres. Si ce n'est.., si ce n'est que je remarquai soudain une petite souris qui courait sur la table du monsieur. Elle évoluait familièrement parmi les dossiers, les livres, les stylos. Lui ne paraissait pas la voir. Moi, je n'avais plus d'yeux au contraire que pour cette bestiole qui aurait à coup sûr jeté la perturbation dans n'importe quel milieu européen. C'était en quelque sorte la miniaturisation de la vache sacrée, laquelle n'est nullement une légende du passé. Elle continue à évoluer calme et sage an plus épais des embouteillages des grandes villes. Quand votre voiture est arrêtée par un bouchon ou un feu rouge, il n'est pas rare qu'elle passe la tête par la fenêtre et flaire vos mains, votre visage, vos cheveux.» (Lieux Dits).

• Les grands espaces qui font rêver. Au Sahara comme au Canada ils s'opposent aux jardins japonais exigus des "Météores".

« Avant d'être une réalité, le Canada a longtemps été pour moi un rêve, et je ne dois pas être le seul Français dans ce cas. Confinés en cette petite Europe, vieillotte et mesquine, nous avons tous besoin de vastes espaces pour déployer les ailes de notre imagination. […] pour l'enfant français c'est le Canada qui est la source d'une poésie inépuisable et combien rafraîchissante. La forêt, la neige, les lacs, une faune admirable et fabuleuse qui mêle l'élan et le loup, le castor et le grizzli composent pour le jeune Français le paysage d'un certain commencement ou recommencement. Paradis terrestre, oui, mais non par ses fleurs, ses fruits, son climat mol et délicieux. Paradis terrestre, parce que première terre habitée par le premier homme. Terre vierge, et nous voilà revenus par le détour de l'imaginaire à l'espace canadien vide dont il était question tout à l'heure. Le trappeur dans sa cabane de rondins avec son fusil, ses pièges et sa poêle à frire, subvenant seul à tous ses besoins, durement, dangereusement, tel est l'Adam originel, patient, ingénieux et athlétique dont nous rêvions de préférence à celui de la Bible déjà encombré d'un père autoritaire, Jéhovah, d'un oncle séduisant mais dangereux, le Serpent, d'une épouse geignarde.» (Des Clefs et des Serrures / Journal de voyage au Canada).

Le Sahara fait aussi revivre les lectures d'un adolescent d'autrefois.

« Pour plusieurs générations, le grand désert africain fut le vide-à-rêver où elles projetèrent la mystique du père de Foucauld et d'Ernest Psichari, les aventures belliqueuses de l'Escadron blanc et de la Légion étrangère, les couleurs poétiques dont s'enrichirent Fromentin, Daudet, Maupassant, Flaubert, Eberhard, et surtout Gide, sans oublier l'Antinéa de Pierre Benoit.» (Des Clefs et des Serrures).

Ainsi apparaît Michel Tournier, un étonnant voyageur qui s'est efforcé de trouver l'inspiration en voyageant puisqu'il prétendait ne pas avoir d'imagination!

L'anthologie comprend une chronologie détaillée et une bibliographie précieuse par la recension de travaux de critique littéraire jusqu'en 2006. 

• Michel Tournier - Voyages et Paysages. - Coédition La Quinzaine littéraire / Louis Vuitton. Collection "Voyager avec..." - 2010, 335 pages. - Reparu en Folio avril 2012. 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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