Dans cet essai publié en 2007, Michel Onfray, professeur de philosophie borderline, rend hommage à Albert Camus. Il le replace dans la ligne de pensée libertaire, née selon lui au 20° siècle avec Georges Palante, poursuivie avec Jean Grenier, maître à penser de Camus, aboutie dans « L’Homme Révolté ». Onfray se revendique héritier et complice de ces trois écrivains, partisan d’une gauche militante, comme la gauche libérale, pour la liberté individuelle, assortie du radicalisme de l’extrême-gauche. C’est l’occasion pour l’auteur de se mettre en scène par fragments autobiographiques et de réaffirmer ses convictions.
« La pensée de midi » – expression nietzschéenne et titre de la cinquième partie de « L’Homme Révolté » –, se fonde sur l’amour grec de la vie, privilégie l’individu libre, réfléchi, altruiste, qui sait être un solitaire solidaire et s’épanouit dans l’interaction choisie avec ses semblables. Camus l’oppose à la pensée « de minuit », née de l’idéologie chrétienne du péché, inspiratrice des sociétés d’ordre et de la colonisation des masses qui écrasent l’individu. Onfray, dans sa quête archéologique, associe cette pensée libertaire à l’écrivain méconnu Georges Palante, qui fut professeur de philosophie à Saint-Brieuc et se suicida en 1925 à soixante deux ans. Il professait la pensée libertaire, différente de l’anarchisme qui, comme le christianisme, croit à un monde meilleur, car il estime conjoncturel le conflit de l’individuel et du social. Or Palante prétend qu’il est structurel, le négatif et la violence constituant toujours une part de la nature humaine. Dès 1907, dix ans avant la révolution russe, Palante rejette dogmes et doctrines, prône l’athéisme social et le pessimisme du politique : toute révolution ne mène jamais qu’à une nouvelle tyrannie.
Jean Grenier, héritier de Palante et inspirateur de la pensée politique de Camus, prône, dans son « Essai sur l’esprit d’orthodoxie », l’an–archie libertaire et combat la gauche marxiste « fascistoïde », substitut du christianisme. Cette pensée libertaire reste des–espérée car l’histoire ne mène à aucun avenir radieux, on ne doit rien attendre du réel que ce qu’il peut apporter : « L’histoire n’a de sens que celui qu’on lui imprime ». Franc-tireur solitaire comme le sera Camus, Jean Grenier incitait à avoir le courage de penser par soi-même, sans idolâtrer un maître ni adhérer à un parti.
La pensée libertaire amène Camus à ouvrir une troisième voie entre Sartre et Aron : sensible, comme le premier, au drame des victimes du capitalisme libéral, il rejette avec le second tout totalitarisme et tout messianisme. La pensée libertaire veut promouvoir une société « qui réalise l’individu et ne le détruit pas »; Camus la bâtit autour de deux axes : la révolte individuelle contre tout système coercitif, et la lutte pour la justice, indissociable de la liberté. En opposition à la gauche totalitaire de Sartre, différente de la gauche libérale qui ne milite que pour la justice, aux antipodes de la droite qui ne se bat que pour la liberté, la philosophie camusienne s’inspire du socialisme libertaire de Bakounine.
Dans le style polémique et volontiers provocateur qui le caractérise, Michel Onfray réhabilite la pensée politique de Camus : il a raison de prétendre que sa réflexion moins manichéenne, plus subtile que celle de Sartre, ne justifie pas que la critique l’ait relégué au rang « d’auteur pour classes terminales »; l’auteur réhabilite également cette gauche libertaire laminée autrefois par la gauche marxiste, et qu’il espère voir advenir, comme « une aurore qui (n’a) pas encore lui.»
• Michel ONFRAY : La Pensée de midi. Archéologie d'une gauche libertaire. Galilée, 2007, 106 pages.
Chroniqué par Kate