Mathias Énard nous fait revivre l'actualité récente, —de la révolution de jasmin à la tuerie de Mohammed Mera, de l'attentat de Marrakech aux tragédies égyptienne et syrienne, sans oublier la crise européenne, en Espagne en particulier! — tout cela grâce à une unique voix, celle de Lakhdar, adolescent marocain, qui se remémore ces deux dernières années de sa jeune vie. Lycéen de la banlieue tangéroise, il vit une heureuse enfance ; familier du Coran, il dévore aussi les polars et la littérature arabe. Ses désirs sont ceux de tous les adolescents de dix-huit ans, entre les rêves d'émigration, l'amour et « l'incurable mélancolie des couilles »; un jour « (son) vieux le trouve à poil avec (sa) cousine Meryem »: Lakdhar s'enfuit. Fin du paradis. Ce nouveau Candide, naïf ignorant tout du monde, entame deux ans d'errance et de dérive ; sans repères ni papiers, il trouve aide auprès des islamistes et vit de petits boulots. Son refuge c'est « la littérature, seul endroit sur terre où il fasse bon vivre ». Taraudé par la honte et le manque de sa mère, Lakhdar n'a aucune prise sur sa vie ; entre des épreuves dramatiques et quelques flashes de bonheur, il reste ballotté par le destin jusqu'à en devenir le bras armé. À vingt ans il prend conscience d'avoir été changé malgré lui, au long de ce voyage de Tanger à Barcelone qu'il n'a pas vraiment décidé : le contexte et la fatalité ont choisi pour lui.
Hormis la fréquente utilisation d'Internet et les courriels échangés avec Judit, l'étudiante espagnole dont il est amoureux fou, Lakhdar rappelle tous les adolescents du 9-3 : c'est la même galère de marginal paumé, le même mortel cocktail de vols, trafics, kif et prostituées. Seulement, en la dépaysant à Tanger, cette ville lisière, frontière poreuse à tous les voyages entre Occident et Orient, puis dans le quartier chaud de Barcelone, rue des voleurs, M. Énard veut rendre vraisemblable son travelling à 360° sur les actuels bouleversements du monde. C'est le point faible du récit : on n'échappe pas à l'impression de déjà lu sur les "jeunes de banlieue", et l'unique narrateur, Lakhdar, sonne un peu faux : il prend la place de tous les présentateurs des J.T. de 20 heures, commentant "à chaud" les scoops du printemps arabe ; de plus, sa passion pour la littérature et les humanistes orientaux fait que l'on peine à croire au personnage.
Toutefois, le style d'Énard relève l'ensemble : les longues phrases énumératives, le réalisme cru du langage et de certaines descriptions construisent une déferlante qui inonde le lecteur et l'emporte malgré lui dans le tourbillon du voyage, jusqu'au fond du trou, du gore, de l'insoutenable.
La force de ce roman tient à l'interprétation de la condition humaine que l'auteur prête à Lakhdar, soulignée par la métaphore filée, récurrente de l'incipit à la dernière page : « les hommes sont des chiens… et moi tout comme eux je suis un être humain, donc un détritus vicieux esclave de ses instincts »… « des chiens qui tournent… courent… s'affrontent… en attendant qu'on finisse pas les achever ». C'est la réflexion d'un auteur humaniste, désenchanté et lucide, sur l'homme façonné par le contexte, emporté par le hasard, jamais maître de ses décisions. En conséquence l'identité du personnage, comme celle de chacun de nous, reste floue et fluctuante, « toujours en mouvement, l'être à jamais en formation » car « la vie est une machine à arracher l'être ; elle nous dépouille… pour nous repeupler… Pourquoi nous accrochons-nous à… ces exemples qui nous modèlent et savent nous briser tout en nous construisant? »
Les hommes se ressemblent, se mêlent, comme l'Europe au monde arabe ; poreux et vides, chacun selon M. Énard, se cherche un maître et demeure, en dépit de Dieu, profondément seul.
Les talents d'écrivain de l'auteur emportent l'adhésion ; cependant, le choix d'une unique voix narrative rend cette épopée inversée un peu trop ambitieuse au risque du "qui trop embrasse mal étreint".
Mathias Énard : Rue des voleurs. Actes Sud, 2012, 251 pages.