Prix Goncourt des Lycéens 2010
L'alexandrin du titre, déjà, signale ce roman. Le style retenu, l'harmonie des voix fictive et historique lui confèrent la beauté formelle d'un bijou oriental. Pourquoi Mathias Énard s'est-il tant documenté sur le séjour de Michel-Ange à Constantinople? Ce fin connaisseur du Moyen-Orient, lecteur du perse et de l'arabe, évoque dans les blancs de l'Histoire comment la découverte de la civilisation ottomane a transformé le sculpteur florentin. Sa représentation de l'artiste ouvre et accompagne le chant amer et doux de la condition humaine. Au printemps 1506, engagé par Jules II, Michel-Ange œuvre au tombeau papal. Éconduit par le prélat pour avoir osé quémander quelques subsides, il fuit Rome. Deux émissaires ottomans lui transmettent la volonté de Bajazet : lui, si célèbre depuis son "David", sera l'architecte du pont enjambant la Corne d'Or. Flatté, Michel-Ange accepte. Contraint de fuir Constantinople après avoir remis ses plans, l'artiste rejoindra Rome sans un sou du sultan.
Ses biographes décrivent un homme colérique, peu sociable, peu soucieux d'hygiène : en bon chrétien de la Renaissance, il n'a que mépris pour le corps et ne vit que pour la beauté immatérielle. Homme dur qui s'interdit tout épanchement, il aime la dureté du marbre, seul matériau digne de lui assurer l'immortalité, après la gloire et la fortune auxquelles son orgueil aspire. L'exil à Constantinople le transforme. Sa défiance disparaît peu à peu dans cette ville cosmopolite où tous vivent en bonne entente, où l'on accueille les chrétiens espagnols réfugiés... Michel-Ange ose entrer dans Sainte-Sophie, fasciné par cette ancienne église devenue mosquée : "étranges mahométans, si tolérants envers les choses chrétiennes". La conception du pont prend du temps car "le talent n'est rien sans travail" ; les idées jaillissent des quotidiennes promenades où l'artiste s'imprègne de l'esprit de la ville... Peu à peu, sur ses dessins, la ligne droite, le tracé anguleux le cèdent aux courbes inspirées de la calligraphie. Mais l'argent manque, et "l'artiste doit toujours s'humilier devant les grands", soient-ils le pape ou le sultan.
Michel-Ange finit par se laisser aller, dans les tavernes, au "vin épais et épicé" ; il apprécie l'amitié particulière de Mesihi, la musique et la danse tellement plus envoûtantes qu'en Europe, l'ondulation serpentine d'un corps de danseuse "aux dents d'ivoire, aux lèvres de corail". Ému par sa beauté il partage sa couche sans la toucher : la regarder, l'écouter chanter lui font la plus douce des nuits... À l'aube, il "voit" enfin son pont.
La belle espagnole, c'est une mélopée qui rythme le roman, offrant à l'artiste "l'amour, promesse d'oubli et de satiété". Voix de sagesse, elle sait "que les hommes sont des enfants (...) qui chassent leur peur dans l'amour" et aiment qui leur parle "de batailles, de rois, d'éléphants". Voix de vérité, elle rappelle à ce "franc malodorant" que "tout cela n'est qu'un voile parfumé cachant l'éternelle douleur de la nuit". Vanitas vanitatum... Les plus belles créations des hommes, comme eux, sont périssables : le tremblement de terre de 1509 détruisit les piles du pont...
Au 16° siècle, en Europe comme en Orient, l'artiste reste esclave des puissants et aspire à la liberté. Toutefois l'art ignore les frontières et rapproche les civilisations : trois ans plus tard, au plafond de la Chapelle Sixtine, Michel-Ange esquisse la danseuse andalouse et "le visage d'Adam ressemble à celui du poète turc". L'évocation de notre humaine condition confère sa beauté intérieure à ce roman. Les histoires nous enchantent, l'amour nous console, l'art nous divertit de songer à "l'inconvénient d'être né" (Cioran).
• Mathias ENARD - Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants. - Actes Sud, 2010, 153 pages.
Chroniqué par Kate