Un roman dont le héros est un bureaucrate, ça ne fait pas très moderne, pas très branché... Pourtant le fonctionnaire Fink est tout à fait présenté de manière crédible par le romancier, soucieux d’inscrire son personnage dans la société allemande des années 90 avec cette intrigue politique et juridique qui se déroule pour une bonne part à Wiesbaden, à la chancellerie du Land de Hesse, et qui est inspirée par une histoire réelle.
Une victime du Système.
Même s’il ne veut pas trop utiliser cette expression parce qu’elle rappelle la vindicte de Hitler contre la République de Weimar, Fink se considère bien comme une victime du système quand au bout de dix-huit ans passés comme Conseiller chargé des relations du Land avec les Églises il est viré suite à une alternance « qui avait fait passer le pouvoir des rouge et vert aux noir et jaune ». Mais il est surtout une victime d’hommes de pouvoir ; il s’efforce de mobiliser contre eux toutes ses relations et d’en créer d’autres pour défendre sa cause avec acharnement. Fink se tourne vers le tribunal administratif de Cassel et parvient à faire annuler sa mise à pied. Il s’emploie ensuite à obtenir réparation au nom de son honneur — « Je sais bien que par suite de certains abus le mot honneur ne s’emploie plus volontiers » — s’engageant dans de longues procédures visant les responsables du Land. Mais Schmetternich, le Secrétaire d’État, n’est pas homme à manger son chapeau pour un fonctionnaire à l’esprit aussi susceptible. Il va temporiser, faire pression sur les témoignages des ecclésiastiques, faire rectifier des comptes-rendus de réunion, etc… Le lecteur va donc suivre le combat de David contre Goliath : « Dans un État de droit, être victime d’une injustice est ce qui peut vous arriver de mieux. Surtout pour quelqu’un qui en vingt ou trente années de travail a éprouvé le sentiment de n’avoir jamais été considéré et loué selon son mérite.»
Portraits et polémiques
Les dirigeants du Land sont présents sous des pseudos. Il y a le Secrétaire d’État Schmetternich, qui a laissé faire cette injustice. Il y a Tronkenburg, dont le nom n’est pas l’effet du hasard, qui le convoque pour lui annoncer sa « mise à pied » le 23 novembre 1988. Il y a Moosbrugger, l’assistant parlementaire qui devait prendre sa place, et que Fink qualifie de « jeune hitlérien » car il membre de la ligue Witiko créée en 1948 pour défendre les intérêts des Allemands des Sudètes. A côté des pseudos, Martin Walser “en fait des tonnes” : il n’hésite pas à placer des personnages réels dans son roman, par contraste avec la « non-personne » que son héros ne veut pas devenir. Wilhelmstraße, il croise Joschka Fischer, le leader vert et futur ministre des Affaires étrangères, qui ne le salue pas. Soit. Mais il y a aussi des juristes, des universitaires, des responsables des cultes, comme l’évêque de Limburg, ou comme Ignatz Bubis, président du Conseil central des Juifs en Allemagne, avec qui il aura en 1998 une querelle à la parution de son roman suivant… Déjà, dans « La guerre de Fink » le responsable israélite n’envoie plus au bureaucrate l’habituelle caisse de champagne pour Noël… De même, Fink traite la Frankfurter Allgemeine Zeitung, la FAZ, de « noble torchon », anticipant sur la polémique qui éclate entre l’auteur et ce journal refusant de publier les bonnes feuilles du roman « La mort d’un critique », ayant considéré que le critique visé était celui de la FAZ…
Un héros de papier
Le lecteur se trouve projeté dans l’intimité des sordides manœuvres imaginées par Fink. Martin Walser a créé un héros qui n’est pas vraiment sympathique bien qu’il défende son droit — du moins au début de l’affaire : « Enfin il était quelqu’un, on lui avait fait une injustice. » C’est un personnage acrimonieux qui ne se sent vivre qu’en plongeant dans ses papiers. C’est le roi de la photocopieuse qu’il met à contribution en dehors des heures de services, le week-end, et en se cachant de ses collègues. Au bureau et à la maison, il ne vit plus que pour son affaire et les années passent : « le quatrième anniversaire de sa mise à pied » (page 83), puis « bientôt six ans » (page 161). Fink brûle aussi son temps à recopier à l’ordinateur de nombreux textes. En bureaucrate organisé il prévoit des sauvegardes et même de stocker des copies de ses volumineux dossiers dans la maison de campagne d’un ami. On ne sait jamais… Plus tard d’ailleurs le fonctionnaire Fink prend le large, emportant en Suisse ses 90 précieux classeurs. Son meilleur ami, Franz Karl Moor, venait de décéder et il avait appris par son épouse la trahison de son meilleur ami confiant au téléphone à un représentant du camp adverse : « Pendez-lui au cou la médaille de Leuschner, et avec ça un chèque de 7999 marks et vous aurez la paix une fois pour toutes »! La neutralité de la montagne suisse et un couvent de bénédictines lui servent alors de refuge ultime où crier sa colère contre Schmetternich et consorts. « La première nuit, il rêva qu’il était saint Georges et devait délivrer du dragon la cathédrale de Limburg, justement dédiée à saint Georges. Son cheval était vieux et maigre comme la Rossinante de Don Quichotte… »
Des références littéraires
On le voit, ce livre n’est pas loin d’être une illustration de la théorie d’Hans Magnus Enzensberger qui croit depuis des décennies à la mort du roman qu’il conviendrait de remplacer par des essais et documents. Mais par ailleurs, Martin Walser utilise de nombreuses références littéraires puisque l’ami toujours bronzé du pauvre Fink, Franz Karl Moor, porte le nom des personnages des Brigands de Friedrich Schiller ce qui aurait dû être de mauvais augure pour Fink. Fonctionnaire chargé du patrimoine il est aussi un romancier à la mode qui annonce une œuvre majeure intitulée Aiaia mais il ne publie que des Cahiers, sortes de propos d’étapes de l’œuvre imaginaire. Une autre référence littéraire, plus importante, est celle qui est faite à Michael Kohlhaas, héros de la nouvelle d’Heinrich von Kleist : un personnage qui attend qu’on lui rende justice et qui se heurte à l’arbitraire du seigneur de… Tronkenburg ! Mais on voit plus encore les allusions à Dostoïevski. Or, il se trouve que le traducteur, Michel Cadot, en est un éminent spécialiste. Dans son ouvrage « Dostoïevski d’un siècle à l’autre » il a étudié en détail la relation entre ce Stefan Fink et la figure de Goliatkine dans Le Double du romancier russe. Un rapprochement captivant. — Sauf que Fink ne rencontre pas son double et que l’impression du lecteur de se trouver face à un dédoublement de personnalité est aussi un brillant artifice rédactionnel qui permet au narrateur Fink de voir son action commentée de temps à autre, avec un passage du « je » au « il » ou « le fonctionnaire Fink » — notamment à la fin du livre. Fink ne cite pas Le Double mais évoque L’Idiot comme un livre qui l’accompagne et le rapprochement avec l’auteur russe est facilité par le fait que le bureau de Fink est situé dans la maison où résida l’auteur russe quand il est venu jouer à Wiesbaden !
• Ce livre hors du commun ne peut être recommandé qu’à des lecteurs endurants car le ton grave de Fink, plus souvent prétentieux qu’humoristique, et les péripéties de sa résistance contre le pouvoir peuvent vite lasser. Mais c’est aussi un bon exemple d’une création romanesque inspirée par un fait divers.
• Martin WALSER : La guerre de Fink / Traduit par Michel Cadot. Hachette Littérature, 1998, 274 pages. (Finks Krieg, Suhrkamp, 1996)
Pour aller plus loin :
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