• On aime à se replonger dans la prose ensorcelante de Marie Ndiaye dont le souffle syntaxique et la puissance d'évocation métaphorique se déploient plus encore dans ce roman que dans "Trois femmes puissantes", prix Goncourt 2009. On apprécie son habileté à approfondir la conscience de ses personnages pour en révéler, grâce au conditionnel, les doutes et les angoisses. Cette fois encore, dans cette saga familiale évoquée sur quatre générations, la romancière privilégie les figures féminines.
• À seize ans Malinka, fille de la "servante", la "négresse" Ladivine Sylla, quitte le collège et change d'identité; devenue Clarisse Rivière, elle cache à sa mère son époux Richard et sa fille Ladivine et se fabrique un personnage de femme parfaite, belle et distante. Toute l'histoire familiale s'enracine dans cette figure double, cette "outre fendue" qui a "fait de la vie de la servante un pain amer".
• Mères, épouses ou filles, toutes sont en souffrance d'abandon, torturées tout autant par leur ressentiment que par leur culpabilité, écartelées entre l'affection et la haine. Abandonnée par le père de son enfant, Ladivine Sylla est la seule à n'en pas éprouver : soumise au mauvais sort elle aime profondément sa fille et reste persuadée que "l'enchantement" sera un jour brisé. Enfant sans père, sa fille Malinka la hait mais s'en culpabilise car elle lui reste attachée au point de donner son prénom à sa propre fille; puis, abandonnée par son mari, elle renonce, trop tard, à son rôle. Non seulement abandonnée par son père, mais traumatisée par l'assassinat de sa mère Clarisse, Ladivine nourrit à l'égard de Richard un profond ressentiment tout en se culpabilisant d'avoir délaissé sa mère : elle abandonne finalement, comme son père, son époux Marko et ses deux enfants. En conséquence sa fille Anninka, abandonnée à son tour, développe envers elle haine et ressentiment. Seul Richard abandonne successivement ses deux foyers; abandonné par ses parents, Freddy, l'amant de Clarisse devient un criminel. En revanche, bien qu'abandonné par Ladivine, Marko ne délaisse pas ses enfants…!
• Tous les personnages manquent à trouver leur équilibre psychique : femmes trop fracassées pour être jamais heureuses, hommes trop fragiles pour faire face. Tous pâtissent de mauvaises relations à leurs parents, trop étouffants –tels ceux de Richard–, ou trop peu encadrants – tels ceux de Ladivine. Marie Ndiaye convoque ici encore la télépathie, l'intuition des forces occultes qui orientent chacun, à son insu, vers son destin inéluctable. Mais le fil rouge du récit c'est "le grand chien brun", le double animal et toujours présent de cette mère ou cette fille qui manque tant à chacune. Le roman s'ouvre et se clôt sur la belle figure maternelle de Ladivine Sylla, la Divine, la seule à connaître quelque tardif bonheur, une fois rompu le "sortilège".
• Posé entre Langon, Berlin et l'Afrique, ce roman où les femmes ne sont plus "puissantes" surprend par sa beauté douloureuse.
• Marie Ndiaye : Ladivine. Gallimard, 2013, 402 pages.
Lu par Kate