Recensant près de quatre-vingt personnages, l'index dit bien qu'on risque de se perdre dans ce roman foisonnant à la fois exceptionnel et... parfois irritant. Il faut dire que 875 pages c'est beaucoup, même avec une bonne volonté confortée par l'intérêt porté au sujet du livre, quand on cherche en vain une intrigue dans ce bouquin pendant des centaines de pages. Essayons d'y voir un peu clair à travers la fumée de cet autodafé par quoi tout a commencé.
Bien avant qu'une baleine soit fusillée dans le port de La Corogne par la Guardia Civil, la République a été étranglée par l'insurrection de Franco. Le crime a commencé un beau jour de l'été 1936 en différents points du territoire. À La Corogne, les fascistes s'emparent des bibliothèques des républicains et les brûlent sur des bûchers dès le 19 juillet. L'autodafé, qui fait écho à ceux de 1933 en Allemagne, brûle donc les livres, toutes sortes de livres, non les hommes —çà c'était initialement la performance de l'Inquisition— mais les hommes ne s'en tirent pas mieux ; la dictature s'est imposée dans le sang et le roman témoigne de multiples exécutions et fusillades même si le sous-titre "Mémoires d'un autodafé" est essentiel. En espagnol, le titre du roman de Manuel Rivas est "Los libros arden mal" ; cette vérité, qui a disparu dans la traduction française, est l'un des axes de ce gros volume où l'on parle beaucoup des livres. Comme ils brûlent mal — il est vrai que les phalangistes s'y prennent maladroitement peut-être faute de pratiquer le barbecue le week-end— le chef et son aide ont le temps de choper les titres intéressants avant qu'ils ne soient trop roussis. Le juge Ricardo Santos cherche ainsi une Bible rare de 1837, son aide incendiaire sera plus habile que lui, mettant la main sur un exemplaire de l'édition princeps d'Ulysse, tandis qu'un jeune voisin fauche un utile manuel d'électricité. Le juge ne cesse de penser à cette Bible. « Votre père a passé toute sa vie à chercher ce livre. Mais moi, je l'avais déjà prévenu : Les livres il faut savoir les attendre.» Le pillage ne touche que les intérêts des Républicains : "L'Eclat dans l'Abîme", sorte de club populaire baptisé du titre d'athénée par le boxeur cultivé qui l'a fondé, fait partie des victimes, de même que la librairie Germinal, et la bibliothèque du ministre Santiago Casares Quiroga au 12 de la rue Panadeiras où « les murs étaient faits de livres ». Les cendres des livres sont l'affaire du fossoyeur, par ailleurs attristé de n'avoir pu rendre à une bibliothèque publique le tome premier de L'Homme et la Terre d'Elisée Reclus qu'il avait frauduleusement sorti. Regret sans objet puisque les autres volumes sont partis en fumée le lendemain... Ça n'étonnera personne si je dis que le thème du feu parcourt tout le livre. Le poète Aurelio Ancéis, par exemple, n'arrête pas de tousser : « L'écrivain n'arrivait pas à faire fonctionner la cuisinière. La maison fumait par toutes ses lézardes, par tous les trous, sauf celui de la cheminée...» Pauvre Ancéis, dit Polca : « Que peut bien écrire un homme qui ne sait pas allumer du feu ?»
À travers les 90 chapitres du roman, le lecteur rencontre une foule de personnages, il ne pourra s'intéresser à tous — et parfois il aura du mal à identifier le personnage qui parle et qu'il retrouvera peut-être quelques centaines de pages plus loin, du moins si sa mémoire est suffisante. Il faut lire avec un crayon et prendre des notes. Au bout de cent ou deux-cents pages, on apprend à repérer les personnages récurrents, comme un boxeur débutant, Vincente surnommé Hercule, que l'éclatement de la guerre civile empêche de devenir un vrai champion, ou comme son ami Terranova, le chanteur de tangos qui figure parmi les candidats à l'émigration. Les personnages peuvent se classer en deux catégories : les partisans de Franco, et les partisans de la République. Le facteur social aide à opérer la division : les petites gens sont de cœur avec la République : par exemple Ana et Olinda les lavandières, Neves la bonne des Samos, etc. Mais pour les autres ce n'est pas aussi simple. Ainsi du fossoyeur : il jouait de son instrument pour les fêtes des rouges comme pour celles des catholiques. Parmi les figures importantes certains présentent plusieurs facettes. Voici deux hommes qui avaient été amis, et que la politique sépare en 1936. L'un est Ricardo Samos, l'un des personnages-clés : il est à la fois juge, membre de la Phalange, mari de l'artiste-peintre Chelo Vidal, collectionneur de livres rares et admirateur du juriste nazi Carl Schmitt. Pour le bon Docteur Montevideo ce n'est pas mal non plus : républicain, il aurait dû devenir procureur mais en 1936 sa promotion a été brisée, il s'est exilé, — en Uruguay, bravo, vous avez deviné! — il est rentré trompé par de fausses promesses et vit caché désormais ; pour survivre, il donne des cours de sténo tout en écrivant secrètement des polars que la censure regarde avec perplexité ; voilà Hector Rios devenu le romancier John Black Eye... Parmi les républicains, figurent des résistants dont on apprendra le rôle dans le sabotage des expéditions de wolfram destiné au IIIe Reich. Des survivants on dira plus tard qu'ils ont des « antécédents ». On pourrait longtemps continuer de feuilleter l'œuvre de Manuel Rivas : c'est toute une société des années 1930 à 1960 que le roman-fleuve veut saisir, en liant des brassées de pages de vies, pendant et après les années de la Guerre civile. Dans ce contexte tendu certains recherchent la paix en se constituant une collection : Gabriel, le fils du juge, a son cabinet de curiosités, et Ren, le policier, son musée personnel. Et voilà enfin le caudillo en personne, venu profiter de son yacht, l'Azor, que décore un peintre local.
C'est enfin le roman d'une ville, La Corogne, dominée — côté port comme côté plages— par la Tour d'Hercule, le phare hérité de l'empire romain. La ville est représentée par un plan qui permet de localiser les lieux où se rencontrent, où résident, où travaillent ces hommes et ces femmes que Manuel Rivas fait vivre, ou revivre à l'aide de multiples anecdotes ou micro-récits — car le lecteur est persuadé que beaucoup ne sont pas totalement inventés, voire bien réels comme les membres de la famille Casarès. La ville a ses quartiers avec « une ligne de démarcation entre la ville bourgeoise et le quartier du péché, le Papagaio ». Le port est une escale pour les transatlantiques en route vers l'Amérique, un port de commerce et un port de pêche à la morue. D'où des personnages de pêcheurs et de marins , sans oublier un grutier amoureux des livres : il en possède même dans sa cabine, à côté du ballon du Diligent... perdu lors d'une escale. Impossible de rendre compte brièvement d'un tel livre-monde ! J'ai juste soulevé un coin du voile...
• Manuel RIVAS. L'Éclat dans l'abîme. Mémoires d'un autodafé. - Traduit par Serge Mestre. Gallimard, 2008. (Folio, 2010, 882 pages).