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Sous le titre « Les Origines du Goulag » les éditions François Bourin ont pris l'initiative heureuse de réunir deux témoignages sur les îles Solovki, ce "camp à régime spécial" qui est l'une des origines du goulag soviétique. Dans une préface dont la lecture est indispensable, N. Werth précise Origines-goulag.jpegdifférents éléments qui permettent de mieux apprécier les deux récits, du point de vue chronologique et institutionnel. Ces textes émouvants, voire choquants, sont deux découvertes complètes pour le lecteur français.

• Le premier récit, « L'île de l'enfer. Un bagne soviétique dans le Grand Nord » a d'abord été publié à Riga en 1925 puis en anglais à Londres en 1926. L'auteur, Sozerko Malsagov, est d'origine ingouche. Officier tsariste, il a appartenu à l'armée Denikine pendant la guerre civile et participé à des combats dans le sud de la Russie puis à la guérilla en Adjarie. Il a cru à la loyauté de l'amnistie proclamée en avril 1923 par le gouvernement de Lénine et s'est livré à la Tcheka à Batoum. Emprisonné et torturé il est expédié à l'archipel des Solovki comme contre-révolutionnaire. Il y a survécu du début de 1924 à son évasion en mai 1925.

L'intérêt du document que nous livre Sozerko Malsagov est d'abord de nous éclairer sur les origines du goulag : les camps des îles Solovki ont remplacé en 1922 ceux de Pertominsk et Kholmogory dans la région d'Arkhangelsk ; cet ancêtre du goulag est situé un monastère du XV°s., en partie détruit par le feu, et répondant à l'abréviation de SLON. L'auteur donne aussi des éléments biographiques sur les chefs et cadres de ce camp qui a réutilisé et étendu des installations de l'armée Miller (1918). Les prisonniers se répartissent en trois groupes : les CR ou "contre-révolutionnaires" comme l'auteur, les "politiques" autrement dit socialistes ou anarchistes adversaires des bolcheviques, et enfin la pègre. L'auteur décrit les sévices subis par les prisonniers, la persécution religieuse : « Ce clergé — le groupe le plus opprimé et avili par les autorités carcérales — frappe par son humilité et le stoïcisme avec lequel il supporte la souffrance physique et morale.» Malsagov étudie des cas de déportés, des victimes comme lui de l' "amnistie", ce qui a concerné des émigrés revenus au pays. Il analyse les "privilèges" tout relatifs dont bénéficient les "politiques". Les prisonniers étrangers sont considérés comme autant d'espions à l'image du comte Vilar, consul du Mexique en Egypte. Il évoque l'arrivée massive d'étudiants, en 1925, afin de libérer des places dans les universités pour les communistes. Il s'étend sur le sort des femmes, souvent prostituées des tchékistes ivrognes, humiliées par les fouilles au corps, et victimes de la syphilis. L'auteur étudie les tortures infligés par les gardiens, dont l'exposition nu aux moustiques, ou au grand froid. Le travail des forçats se passe essentiellement dans l'exploitation de la forêt. Faute de soins médicaux, la mortalité est sévère, notamment à cause du scorbut.

• Le second récit, « Les camps de la mort en URSS » a pour auteur Nikolaï Kisselev-Gromov ; il a été publié à Shanghaï en 1936. L'auteur a d'abord été soldat dans un régiment blanc et abandonné par son unité, blessé, à Novorossiisk — aujourd'hui port pétrolier russe sur la mer Noire. Sous le nom de Karpov il s'est fait recruter dans la Tcheka à la fin de la guerre civile et y a fait carrière. Suite à une sanction, l'OGPU l'envoie à la direction du SLON en 1927. Il y restera trois ans et demi avant de s'enfuir pour témoigner de la barbarie dont il a été témoin, comme dans les cachots appelés "hurlerie", le camp Ovsianka et la prison disciplinaire Sekirka dont le déporté ne sortait pas vivant. Son témoignage est encore plus frappant et dramatique que celui de Malsagov — dont il a eu connaissance — car en tant qu'inspecteur tchekiste il a bénéficié d'une certaine liberté de mouvement. Il témoigne du coût humain de la collectivisation mise en route par Staline en 1928. Il donne quelques éclairages sur son déroulement : la dékoulakisation fait des paysans les principaux clients du goulag avec les nepmen. Kisselev donne d'autres exemples de prisonniers CR, tels les "raconteurs de blagues politiques" condamnés à cinq ans en vertu de l'article 53 § 10 pour agitation antisoviétique. Autre groupe, les voïkoviens : en 1927 le représentant de Moscou en Pologne, Voïkov, fut assassiné par un citoyen polonais du nom de Koverda ; il en résulta toute une vague de CR "voïkoviens". L'auteur cherche une explication à donner à la fureur meurtrière du système pénitentiaire et il imagine la logique du régime : « Pourquoi exécuter les CR, les popes, les nepmen, les moines et toute cette engeance alors qu'ils pourraient nous être utiles ? Qu'ils travaillent un peu pour les Soviets d'abord !» Encore faut-il que les déportés y arrivent vivants. L'auteur montre les morts dans les wagons de marchandises à l'arrivée en gare près des Solovki. Il montre aussi les morts dans les "missions" du SLON tant les chantiers ferroviaires du Grand Nord, que les exploitations forestières. Malheur aux déportés qui tentent d'alerter les pays étrangers par des inscriptions sur les bois exportés. L'auteur est particulièrement scandalisé par la mise en scène à la Potemkine effectuée par les autorités à l'occasion du tournage d'un film de propagande, "les Solovki", puis de la visite-éclair de Maxime Gorki le 20 juin 1929.« Je vous le demande, Monsieur Gorki, avez-vous vu au moins une "mission" du SLON ? Êtes-vous allé sur l'île de Kond ? Avez-vous visité l'isolateur disciplinaire Sekirka ? Avez-vous vu ne serait-ce qu'une seule hurlerie du SLON ? (…) Est-ce que les thékistes vous ont amené au Golgotha, où vous auriez pu voir des femmes habillées de sales sacs de toile, avec des trous pour la tête et les bras ? (…) Avez-vous vu à l'Ovsianka, les trous qui font office de tombes et le collier de Potapov composé de doigts et de mains de détenus ? (…) Après votre visite, vous avez déclaré que les Solovki vous avaient fait l'impression d'une "maison de repos". Je ne sais pas si cette déclaration est le fruit de votre stupidité ou de votre infamie !»

• Les deux auteurs ont "choisi la liberté" en franchissant la même frontière : celle de la Finlande. On croit souvent qu'avant Soljenitsyne il n'y a pas eu de témoignages solides sur le système des camps soviétiques — voire sur le régime communiste en général. En fait les témoignages fiables sur la Russie de Lenine et de Staline n'ont jamais complètement manqué. C'est leur diffusion qui a été plus confidentielle, comme par exemple "Le mythe bolchevik" d'Alexander Berkman (1925), ou alors leurs propos étaient soumis à dénigrement comme "Retour d'URSS" d'André Gide ou encore "Au pays du grand mensonge" d'Anton Ciliga " (1938). Les témoignages de Malsagov et Kisselev-Gromov sur les camps se complètent par "Voyage au pays des Ze-Ka" de Julius Margolin (1947) que l'on redécouvre aujourd'hui, et qui précède de près de dix ans la publication d' "Une journée d'Ivan Denissovitch". Le goulag est devenu un objet des sciences historiques et un lieu de mémoire : il y a un musée aux îles Solovki.

Sozerko MALSAGOV  /  Nikolaï KISSELEV-GROMOV :Aux Origines du Goulag. Récits des îles Solovki. Traduit du russe par Galia Ackerman et Natalia Rutkevich. Préface de Nicolas Werth. François Bourin éditeur, 2011, 425 pages.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE RUSSE, #HISTOIRE 1900 - 2000
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