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Un tel titre mettant en avant le métissage, s'il est bien dans l'air du temps, pourrait aussi induire en erreur le lecteur de cet essai rédigé en 1950 et publié seulement en 2012. Selon le sous-titre, les auteurs avaient comme objectif d'écrire, en répondant à Febvre.jpegune commande de l'UNESCO, un "Manuel d'histoire de la civilisation française". Le titre retenu aujourd'hui provient du paragraphe « Nous sommes des sang-mêlés » aux pages 42-43. Mais qui ce "nous" désigne-t-il? Lucien Febvre souligne d'abord qu'en comptant jusqu'à la 8ème génération tout homme a 256 ascendants parmi lesquels « il y a évidemment de tout, au point de vue des provenances, des caractères physiques et des tempéraments…» L'idée du métissage est reprise et précisée en conclusion : « Un Français, c'est le résultat, le produit d'une prodigieuse suite de métissages ethniques dont nous ne saurons jamais ni mesurer l'ampleur, ni fixer la succession, ni doser exactement les éléments, puisque nous sommes contraints, par l'absolu silence des documents, d'arrêter à une date ridiculement proche nos recherches sur le passé…» A l'ère des analyses d'ADN, ces restrictions d'autrefois sont évidemment dépassées. En 1950, Lucien Febvre visait en fait à casser le mythe national résumé par la formule "Nos Ancêtres les Gaulois". Le métissage évoqué dans cet essai brasse Celtes, Germains, Francs, Normands sans prendre en compte que la France est devenue avec le XIXe siècle une terre d'immigration et aujourd'hui un "melting pot", un creuset à la diversité croissante. Mais quelles étaient les intentions de Lucien Febvre ?

Poilu de la Grande Guerre, Lucien Febvre avait créé les "Annales" avec Marc Bloch ; ce dernier a péri sous les balles allemandes en 1944. Le choc des deux guerres mondiales a convaincu Febvre qu'il fallait que l'histoire, et notamment celle qui s'enseigne aux jeunes gens, torde le cou du nationalisme, du racisme, de la xénophobie. Pour en finir avec ces monstres, rien de mieux qu'un guide rompant avec l'histoire nationaliste responsable des massacres du XXe siècle. C'est donc cette interprétation anti-nationaliste de notre histoire que l'on peut lire soixante ans après sa rédaction. Lucien Febvre s'est associé avec François Crouzet — alors thésard — pour ce projet qui n'a pas abouti, à cause semble-t-il de tensions avec les Anglais au sein de l'UNESCO. Du moins est-ce l'explication donnée en postface. Si l'on comprend bien la thèse de Lucien Febvre — et d'autres textes des années 40-50 vont dans le même sens — il estimait que l'histoire d'un pays fonctionne comme un système d'échange au lieu d'être une construction téléologique qui fait triompher une identité unique au fil des siècles. La France, comme un cœur au milieu de l'Europe, reçoit des influences extérieures, elle fait des emprunts, et rend à l'Europe des éléments de civilisation encore plus élaborés.

Donc, écrire une histoire de France non-nationaliste permettra de consolider la paix et l'harmonie universelle. Le point faible du raisonnement est qu'il ne suffit pas d'écrire cela pour un seul pays, d'autant que les grands conflits ont été causés par le nationalisme allemand. (Le manuel franco-allemand viendra bien plus tard...) L'UNESCO tenta de se racheter en plaçant Lucien Febvre à la tête des "Cahiers d'Histoire mondiale", alias "Journal of World History". Après sa mort en 1956 il fallut attendre quelque décennies pour que la "World history" revienne à l'honneur (via l'Amérique et des universitaires indiens...) La logique voudrait que la destitution d'une histoire nationaliste ait comme conséquence de reconnaître le bien-fondé d'un ethnocentrisme européen, intermédiaire entre la vieille histoire nombriliste et l'histoire mondiale. En fait Lucien Febvre ne semble pas l'accepter davantage, pour ne pas imposer une hiérarchie entre les civilisations. Néanmoins, si son projet pacifiste passe par l'idée d'une Europe à construire, héritage de l'humanisme et d'Erasme, il reconnaît à la civilisation française « une sorte de centralité historique » pour reprendre les mots de la postface due aux héritiers de François Crouzet.

Que retenir aujourd'hui d'un tel ouvrage ? Bien évidemment de nombreux points ont vieilli et il serait déplacé d'en faire la liste vu la progression des travaux historiques depuis soixante ans. D'un autre côté, certains chapitres peuvent encore être retenus pour leur pertinence : je pense notamment à celui sur la Réforme en France (pages 151-158). La postface présente un grand intérêt documentaire à propos de Lucien Febvre, en s'appuyant sur des lettres à Henri Hauser où sont évoqués aussi bien la vie dans les tranchées en 1915 que le dilemme de 1941 au sujet de la reprise de la publication des "Annales" sous Vichy et l'occupation allemande. On voit bien aussi que Lucien Febvre est soucieux de régler ses comptes avec des rivaux qui n'avaient pas assez apprécié les orientations anti-nationalistes des "Annales". Déjà en 1936, en avant-propos d'un ouvrage dirigé par Paul Rivet, il s'était clairement dressé contre ce courant : « quand les Français, au début du XIXe siècle, s'avisèrent de construire une histoire de France (…) celle qu'ils élaborèrent au temps du romantisme, ce fut, tout d'abord, une histoire raciale ». Ces auteurs faisaient preuve d'une « ignorance encyclopédique ».

Lucien FEBVRE et François CROUZET  -  Nous sommes tous des sang-mêlés. Albin Michel, 2012, 392 pages. Avant-propos et postface de Denis Crouzet et Elisabeth Crouzet-Pavan.

Tag(s) : #HISTOIRE GENERALE
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