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« Le principal outil de la sociologie est l'enquête ». Or le sociologue partage avec le policier — dans la fiction comme dans la réalité — cette pratique de l'enquête. Dans cet essai passionnant, le sociologue Boltanski s'intéresse d'abord au roman policier né à la fin du XIXe siècle, avec comme modèle anglais la série des Sherlock Holmes, puis comme modèle français celle des Maigret à partir de 1931. Entre temps est né le roman d'espionnage, puisque le modèle qui s'impose est "39 marches" de John Buchan paru au cours de la Grande Guerre. Ce nouveau genre illustre ce qu'on a appelé "la théorie du complot", jailli comme spontanément des premières décennies de la Guerre froide. Le triomphe du roman policier n'a pu se produire que dans un contexte précis : l'existence d'un État solidement bâti et administré, comme il s'en trouve en Angleterre et en France quand Boltanski-Enigmes.jpgConan Doyle puis Simenon ont écrit leurs œuvres. Le triomphe du roman d'espionnage, lui, se produit quand la paranoïa est reconnue par la psychiatrie puis intéresse l'historien américain Richard Hofstadter auteur du célèbre essai "The Paranoïd Style in American Politics" auquel font référence les études sur les "théories du complot" attribuant à une force cachée de sombres desseins. Hier encore la sociologie elle-même a pu se laisser contaminer par ces théories ; mais sous l'effet des avertissements de Karl Popper dans son essai "Misère de l'historicisme" (1945) la recherche sociologique a entrepris de se prémunir.

L'amateur de romans policiers ne pourra que trouver un immense intérêt à la première partie du livre. Au-delà de ce qui fait le genre littéraire —le retour à l'ordre public et social qui était menacé par le criminel— Boltanski montre en quoi différent les romans de l'auteur anglais et de l'auteur francophone. Sherlock Holmes est un détective et non un policier ; son statut socialement supérieur en fait un personnage typique de la société edwardienne, avec des préjugés contre les femmes et les étrangers. Il entre en action pour empêcher la déstabilisation de la société par les intrigues de Moriarty. La police ne dispose pas de sa vision large et doit respecter des contraintes légales dans son action. Il est un super-héros d'essence aristocratique. Jules Maigret au contraire est un policier obéissant à sa hiérarchie, qui garde pour lui les critiques qu'il pourrait lui adresser, qui enquête principalement sur des crimes survenus dans les classes moyennes d'une France républicaine. Il est à leur image, amateur de tabac, de cuisine traditionnelle et de bons vins. Leur point commun est de ne pas avoir d'enfant, mais pour des raisons différentes. L'anglais parce qu'il ne saurait assumer sa paternité à cause de son style de vie instable ; le français parce qu'il est tout entier un fonctionnaire dévoué à sa tâche. « La passion du sexe et la passion de l'argent » sont absentes de la vie de Maigret.

• Après le roman policier, le roman d'espionnage. Avec l'œuvre précitée de Buchan puis avec celle d'Eric Ambler —"Au loin le danger" (1937)— l'État est confronté à une menace d'une tout autre gravité que dans les romans précédents. Le complot qu'il vienne de l'extrême-droite ou de l'extrême-gauche vise à une subversion complète de l'État de droit. Pour "39 marches", Buchan a très probablement trouvé son inspiration dans les "Protocoles des Sages de Sion", ce fantasme du complot mondial juif qui est un faux fabriqué à Paris en 1897 ou 1898. « Ce texte fut écrit en français par un activiste antisémite (identifié par l'historien russe Mikhail Lépekhine comme étant le publiciste Mathieu Golovinski) travaillant pour un agent de la police secrète de la Russie tsariste — l'Okrana— qui résidait à Paris... Il fut traduit en russe et publié pour la première fois en Russie en 1905 par le "mystique" orthodoxe Serge Nilus proche de Nicolas II. » Mais le faussaire n'avait pas tout sorti de son imagination. « Les principaux arguments mis dans la bouche des prétendus dirigeants du complot juif international étaient en fait empruntés à un pamphlet contre Napoléon III…» Il s'agissait d'un opposant qui avait publié en 1864 à Bruxelles ce brûlot contre l'empereur sous le titre inattendu de "Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu" ! L'avocat Maurice Joly s'était ainsi retrouvé en prison et les exemplaires de son pamphlet avaient été détruits… sauf un, retrouvé au British Museum. Avec Eric Ambler le récit ne s'inspire plus d'une paranoïa d'extrême-droite comme chez Buchan, mais il fait sienne une vision de gauche alertant sur la menace que fait peser sur la paix un complot d'intérêts pétroliers. Les hommages de Boltanski à ces romans pionniers du genre passent aussi par "L'agent secret" de Joseph Conrad (1907), par "Le nommé jeudi" de G.K. Chesterton (1908), par "le Bureau des assassinats" de Jack London (inachevé au suicide de l'auteur en 1916), comme par "le Ministère de la peur" de Graham Greene (1943), avec séances de spiritisme et espions nazis, comme par "1984" de George Orwell (1948) où « le complot est l'État».

• Si la théorie du complot est l'ingrédient indispensable de tous ces romans d'espionnage, force est de reconnaître que la dénonciation de sociétés secrètes ne date pas d'hier, et que l'interprétation clinique de la paranoïa a fait beaucoup pour donner de la vraisemblance à ces récits. Le terme qui est apparu en 1863 a attendu que passe la Belle Epoque pour connaître une grande diffusion. En 1912 enfin, Max Scheler publie "L'homme du ressentiment": c'est un auto-empoisonnement psychologique qui pousse à la vengeance nihiliste les semi-intellectuels frustrés, l'école produisant plus vite des diplômes que l'économie réelle ne crée des emplois à leur convenance. Ainsi Verloc, le personnage principal de Conrad, s'est prend-il à la Science en préparant un attentat anarchiste à Londres pour se donner du crédit auprès de son chef de réseau. « La majorité des révolutionnaires, écrit Conrad, sont surtout ennemis de la discipline et des corvées. Il existe aussi des natures auxquelles leur sentiment de la justice fait apparaître le prix exigé comme monstrueusement énorme, odieux, tyrannique, assommant, humiliant, exorbitant, intolérable. Ceux-là sont des fanatiques. La partie restante des rebelles sociaux s'explique par la vanité, mère de toutes les illusions nobles ou viles, compagne des poètes, des réformateurs, des charlatans, des prophètes et des incendiaires.» 

• On dira sans doute que la théorie du complot ainsi banalisée en littérature épargne le terrain de la sociologie. C'est oublier que Karl Popper alertait contre "la théorie sociologique du complot" attribuant la causalité des phénomènes sociaux au capital ou à l'impérialisme, à la société ou à la culture, à la classe ou à la nation : « ce "collectivisme naïf" doit faire place, selon lui, à une exigence : analyser les phénomènes sociaux, y compris les collectifs, en référence aux individus et aux actions et relations dont ils sont les sujets ». Depuis, pour échapper « à la malédiction de Popper », les sociologues ont appris « la sélection des entités pertinentes » et le salut de la discipline a été amorcé par la théorie de l'habitus chère à Pierre Bourdieu, ainsi que par l'analyse des réseaux ou bien encore le "linguistic turn" venu des universités américaines.

Écartées les « entités collectives de grande taille qu'un individualiste conséquent tiendrait pour de pures fictions » le danger pourtant guette à nouveau. Entre les vrais complots et les complots imaginaires, comment se repérer aujourd'hui à l'heure de Wikileaks et de Facebook, à l'heure d'Internet devenue la plus grande machine de tous les temps pour inventer des complots ? L'homme n'a pas marché sur la Lune en 1969, le 11 septembre 2001 est une manipulation de la CIA, etc... La question amène Boltanski à rechercher à quelles conditions une enquête est crédible. Et cela concerne aussi bien le journalisme d'investigation que le travail du sociologue. Pour détailler les griefs qu'un regard de sociologue porterait sur un récit journalistique, Boltanski se livre à un exercice savant (et jubilatoire !) : il prend l'exemple de "La face cachée du pétrole" d'Eric Laurent, (2006). La liste des griefs (page 360) donne l'image en creux de la bonne enquête sociologique :

a) référence très fréquente à des secrets que l'auteur prétend dévoiler;

b) rhétorique du complot;

c) accumulation de noms propres;

d) présence permanente du sujet de l'énonciation;

e) mêlange du récit et des résultats de l'enquête elle-même;

f) usage excessif des métaphores;

g) accumulation de détails dont le lien avec l'argument général n'est pas établi;

h) mélange entre la référence à des individus, à des entités reconnues, et à des «-entités narratives »;

i) rapprochement osé d'événements appartenant à des séries différentes et apparemment éloignés;

j) changements d'échelle « qui font passer le lecteur du bureau d'un grand de ce monde à une officine des services secrets iraniens ou à l'échoppe d'un marchand du Moyen-Orient.»

Par contraste avec ce récit journalistique, Boltanski oppose son travail "Le nouvel esprit du capitalisme…" ! Bien sûr c'est une façon de ne pas faire de jaloux dans la corporation, mais quelle vanité de se choisir comme LE modèle... 

Luc Boltanski : Énigmes et Complots. Une enquête à propos d'enquêtes. Gallimard, NRF essais, 2012, 461 pages.

Tag(s) : #SCIENCES SOCIALES, #ROMAN POLICIER
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